C’était Warren qui lui avait patiemment expliqué le mécanisme étonnamment complexe de la descente. À première vue, il paraissait assez simple de faire tomber quelque chose tout droit sur l’équateur, d’un satellite stationnant immobile exactement au-dessus. Mais l’astrodynamique était pleine de paradoxes ; si l’on essayait de ralentir, on allait plus vite. Si l’on prenait le plus court chemin, on brûlait le plus de combustible. Si l’on visait une certaine direction, on voyageait dans une autre… Et encore cela ne tenait-il compte que des champs gravitationnels. Cette fois, la situation était beaucoup plus compliquée. Personne n’avait jamais auparavant tenté de diriger une sonde spatiale traînant quarante mille kilomètres de fil. Néanmoins, le programme Ashoka s’était parfaitement déroulé, tout au long de la descente jusqu’à la lisière de l’atmosphère. Dans quelques minutes, le contrôleur là-bas sur Sri Kanda prendrait la suite pour la descente finale. Pas étonnant que Morgan parût tellement tendu.
— Van, dit Maxine d’une voix douce mais ferme sur son circuit privé, arrêtez de sucer votre pouce, ça vous donne l’air d’un bébé.
Morgan manifesta de l’indignation, ensuite de la surprise – puis se détendit finalement avec un rire légèrement embarrassé.
— Merci de l’avertissement, dit-il. Cela m’ennuierait de gâter mon image publique.
Il regarda avec un amusement mélancolique la phalangette manquante, se demandant quand les gens soi-disant spirituels cesseraient de ricaner. « Ah, ah ! L’ingénieur victime de sa propre invention ! » Après avoir mis tant de fois les autres en garde, il était devenu négligent et s’était arrangé pour s’amputer le bout du pouce en démontrant les propriétés de l’hyperfilament. Il n’en avait pratiquement pas ressenti de douleur et étonnamment peu de gêne. Un jour, il s’en occuperait mais il ne pouvait tout simplement pas perdre toute une semaine, attaché à un régénérateur d’organes, simplement pour deux centimètres de pouce.
— Altitude deux cinq zéro, dit une voix calme, impersonnelle, du fond de la cabane de commande. Vitesse sonde un un six zéro mètres par seconde. Tension filament quatre-vingt-dix pour cent maxi théorique. Le parachute se déploiera dans deux minutes.
Après sa détente momentanée, Morgan était de nouveau tendu, vigilant – comme un boxeur, ne put s’empêcher de penser Maxine Duval, observant son adversaire inconnu mais dangereux.
— Quel est l’état du vent ? jeta-t-il.
Une autre voix répondit, cette fois loin d’être impersonnelle.
— Je n’arrive pas à y croire, disait-elle d’un ton inquiet. Mais le Contrôle Mousson vient de lancer un avis de tempête.
— Ce n’est pas le moment de plaisanter.
— Ils ne plaisantent pas ; je viens de vérifier.
— Mais ils ont garanti qu’il n’y aurait pas de coups de vent de plus de trente kilomètres à l’heure…
— Ils viennent d’élever cette prévision à soixante… correction, à quatre-vingts kilomètres à l’heure. Quelque chose a terriblement mal tourné…
— C’est le moins qu’on puisse dire ! murmura Maxine pour elle-même. (Puis elle ordonna à ses yeux et ses oreilles au loin :) Disparais dans le décor… ils ne voudront pas de toi autour d’eux… mais ne perds rien.
Et s’en remettant à son partenaire pour se débrouiller avec ces ordres quelque peu contradictoires, elle se brancha sur son excellent service de renseignement. Il lui fallut moins de trente secondes pour découvrir quelle station était responsable du temps dans la zone de Taprobane. Et elle se sentit frustrée, mais pas surprise d’apprendre que cette station n’acceptait pas d’appels venant du public en général.
Laissant à son personnel compétent le soin de surmonter cet obstacle, elle se rebrancha sur la montagne. Et elle fut stupéfaite de voir combien, même dans ce bref intervalle, les conditions avaient empiré.
Le ciel était devenu plus sombre ; les microphones captaient le faible grondement lointain de la tempête qui approchait. Maxine Duval avait connu de tels changements brusques du temps en mer, et plus d’une fois en avait profité dans ses courses océaniques. Mais c’était une mauvaise chance incroyable ; elle sympathisait avec Morgan dont peut-être les rêves et les espoirs allaient être balayés par ce coup de vent imprévu – impossible.
— Altitude deux zéro zéro. Vitesse sonde un un cinq mètres par seconde. Tension quatre-vingt-quinze pour cent maxi.
Ainsi la tension augmentait – de plus d’une manière. L’expérience ne pouvait plus être interrompue à ce stade extrême ; Morgan devrait simplement continuer et espérer que tout s’arrangerait pour le mieux ; Maxine aurait aimé pouvoir lui parler mais elle se garda bien de le déranger à ce moment décisif.
— Altitude un neuf zéro. Vitesse un un zéro zéro. Tension cent cinq pour cent. Déploiement du premier parachute… MAINTENANT !
Ça y était… la sonde était engagée, elle était captive de l’atmosphère terrestre. À présent, le peu de combustible qui lui restait devait être utilisé pour la diriger dans le filet qui était tendu sur la paroi de la montagne. Ses câbles de maintien vibraient déjà au souffle du vent furieux qui passait à travers le filet.
Brusquement, Morgan sortit de la cabane de commande et leva les yeux vers le ciel. Puis il se tourna et regarda directement la caméra.
— Quoi qu’il arrive, Maxine, dit-il lentement, posément, l’expérience est déjà réussie à quatre-vingt-quinze pour cent. Non… à quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Nous l’avons menée sur trente-six mille kilomètres, il ne nous en reste plus que deux cents à faire.
Maxine Duval ne répondit pas. Elle savait que ces paroles ne s’adressaient pas à elle mais à celui qui était dans le fauteuil roulant compliqué devant la porte de la cabane. Le véhicule dénonçait son occupant, seul un visiteur venu d’ailleurs que de Terre pouvait avoir besoin d’un tel appareil. Les médecins pouvaient à présent remédier virtuellement à toutes les déficiences musculaires – mais les physiciens ne pouvaient pas remédier à la pesanteur.
Que de puissances et d’intérêts étaient à présent concentrés sur ce sommet de montagne ! Les forces mêmes de la nature – la banque de Narodny Mars, la République Autonome Nord-Africaine, Vannevar Morgan (qui n’était pas une mince force de la nature, lui-même) – et ces moines doucement implacables dans leur nid d’aigle balayé par les vents.
Maxine donna tout bas des instructions à son patient partenaire, et la caméra se braqua lentement vers le haut. Là où était le sommet, couronné par les murailles d’une blancheur éblouissante du temple. Çà et là le long de ses parapets, elle put apercevoir des robes orange flottant dans le vent. Comme elle s’y était attendue, les moines observaient les événements avec attention.
Elle augmenta le grossissement, à l’aide du zoom, se rapprochant assez pour voir leurs visages. Bien qu’elle n’eût jamais rencontré le Maha Thero (une interview lui avait été poliment refusée), elle était certaine de pouvoir le reconnaître. Mais il n’y avait pas signe du supérieur de la communauté ; peut-être était-il dans le sanctuaire, concentrant sa formidable volonté sur quelque exercice spirituel.