Maxine Duval n’était pas sûre que le principal adversaire de Morgan s’adonnait à quelque chose d’aussi naïf que la prière. Mais s’il avait vraiment prié pour cette miraculeuse tempête, ses vœux étaient sur le point d’être exaucés. Les dieux de la Montagne se réveillaient de leur sommeil.
29
L’approche finale
À une technologie croissante correspond une vulnérabilité croissante ; plus l’homme conquiert (sic) la nature, plus il s’expose à des catastrophes artificielles. L’histoire récente en donne suffisamment de preuves – par exemple, l’engloutissement de Marina City (2127), l’effondrement du dôme de Tycho B (2098), l’iceberg arabe partant à la dérive après avoir rompu ses câbles de remorque (2062) et la fusion du réacteur Thor (2009). On peut être certain que cette liste recevra des additions encore plus impressionnantes dans l’avenir. Peut-être les perspectives les plus terrifiantes sont-elles celles qui comporteraient, des facteurs psychologiques, pas seulement technologiques. Dans le passé, un poseur de bombes ou un tireur fou ne pouvait tuer qu’une poignée de personnes ; aujourd’hui, il ne serait pas difficile à un ingénieur déséquilibré d’assassiner une ville entière. Le fait que la colonie spatiale O’Neil II ait échappé de peu à un tel désastre en 2047 a été bien établi. De tels incidents, en théorie du moins, pouvaient être évités par un filtrage minutieux des personnes et par des procédures de sécurité « infaillibles », quoique trop souvent celles-ci ne répondissent pas à tout ce qu’on en espérait.
Il y a aussi le genre très intéressant, mais heureusement très rare, d’événements où la personne concernée est dans une position si éminente, ou a des pouvoirs si exceptionnels que nul ne se rend compte de ce qu’elle fait jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Les ravages causés par de tels génies déments (il ne semble pas y avoir d’autre terme qui puisse les désigner) peuvent être mondiaux, comme dans le cas d’Adolf Hitler (1889–1945). Dans un nombre surprenant d’occasions, on ne sait rien de leurs activités, par suite d’une conspiration du silence parmi leurs pairs embarrassés.
Un exemple typique vient récemment de se découvrir avec la publication des Mémoires de Dame Maxine Duval, si impatiemment attendus et si longtemps retardés. Même, à présent, certains aspects de la question ne sont pas encore entièrement clairs.
(La Civilisation et ses mécontents, J. K. Golitsyn, Prague, 2175.)
— Altitude un cinq zéro, vitesse quatre-vingt-quinze – je répète quatre-vingt-quinze. Bouclier thermique largué.
La sonde était donc entrée sans dommage dans l’atmosphère et avait freiné son excès de vitesse. Mais il était encore beaucoup trop tôt pour se mettre à applaudir. Non seulement il restait encore cent cinquante kilomètres à faire à la verticale, mais aussi trois cents à l’horizontale – avec une tempête furieuse pour compliquer les choses. Quoique la sonde contînt encore une petite quantité de propergol, sa liberté de manœuvre était très limitée. Si l’opérateur manquait la montagne à la première approche, il ne pourrait pas effectuer un virage et recommencer.
— Altitude un deux zéro. Pas encore d’effets atmosphériques.
La petite sonde descendait en tournoyant sur elle-même du haut du ciel, comme une araignée au bout de son fil de soie. « J’espère, se dit Maxine en elle-même, qu’ils ont assez de filament ; il y aurait de quoi rendre furieux, s’ils en manquaient, à quelques kilomètres seulement de l’objectif ! » Des drames semblables s’étaient produits pour certains des premiers câbles sous-marins, voilà trois cents ans.
— Altitude huit zéro. Approche normale. Tension cent pour cent. Légère résistance de l’air.
L’atmosphère supérieure commençait donc à se faire sentir, quoique ce ne fût encore qu’aux instruments ultra-sensibles à bord du minuscule engin.
Un petit télescope, commandé à distance, avait été installé près du camion de contrôle et, à présent, suivait automatiquement la sonde toujours invisible. Morgan se dirigea vers l’instrument, le partenaire de Maxine Duval derrière lui comme une ombre.
— Rien en vue ? chuchota-t-elle doucement au bout de quelques secondes.
Morgan secoua la tête avec impatience et continua de regarder attentivement dans l’oculaire.
— Altitude six zéro. Déviation vers la gauche – tension cent cinq… correction cent dix.
Toujours bien dans les limites, pensa Maxine… mais des choses commençaient à se passer là-haut dans la stratosphère. Sûrement Morgan devait avoir la sonde en vue à présent…
— Altitude cinq cinq – donnons deux secondes d’impulsion pour correction.
— Je l’ai ! s’exclama Morgan. Je peux voir le jet des gaz !
— Altitude cinq zéro. Tension cent cinq pour cent. Difficile de garder la trajectoire… sonde un peu secouée par le vent.
Il était inimaginable que la petite sonde, qui n’avait plus que cinquante kilomètres à faire, ne termine pas son voyage de trente-six mille kilomètres. Pourtant combien d’avions – et d’astronefs – avaient eu un accident dans les derniers quelques mètres ?
— Altitude quatre cinq. Vent violent par le travers. La sonde s’écarte de nouveau de la trajectoire. Trois secondes d’impulsion pour correction.
— Je l’ai perdue, dit Morgan furieux. Des nuages me bouchent la vue.
— Altitude quatre zéro. Fortement secouée. Tension monte jusqu’à un cinquante – je répète un cinquante pour cent.
Ça, c’était mauvais ; Maxine Duval savait que la tension de rupture se situait à deux cents pour cent. Une mauvaise secousse et l’expérience serait terminée.
— Altitude trois cinq. Vent devient pire. Une seconde d’impulsion. Réserve de propergol presque épuisée. Tension monte toujours… jusqu’à cent soixante-dix.
Encore trente pour cent de plus, se dit Maxine, et même cet incroyable filament se briserait, comme n’importe quel autre matériau lorsque sa résistance à la tension est dépassée.
— Distance trois zéro. Turbulence empire. Dérive fortement sur la gauche. Impossible calculer correction – mouvements trop désordonnés.
— Je l’ai retrouvée ! s’écria Morgan. Elle a traversé les nuages !
— Distance deux cinq. Plus assez de propergol pour la remettre sur sa trajectoire. Estimons que nous manquerons l’objectif de trois kilomètres.
— Ça n’a pas d’importance ! cria Morgan. Tombez où vous pourrez !
— D’accord, dès que nous pourrons. Distance deux zéro. Force du vent augmente. Perdons stabilité. Sonde commence à tournoyer.
— Lâchez le frein… laissez le filament se dévider !
— Déjà fait, dit la voix exaspérément calme.
Maxine Duval aurait pu croire que c’était une machine qui parlait, si elle n’avait pas su que Morgan avait emprunté l’un des meilleurs contrôleurs de trafic d’une station spatiale pour assurer cette tâche.
— Mauvais fonctionnement du dévidoir. La sonde tournoie maintenant à cinq révolutions par seconde. Filament probablement emmêlé. Tension un huit zéro pour cent. Un neuf zéro. Deux zéro zéro. Distance un cinq. Tension deux un zéro. Deux deux zéro. Deux trois zéro.
Cela ne peut pas durer beaucoup plus longtemps, se dit Maxine Duval. Plus qu’une douzaine de kilomètres et il a fallu que ce damné filament s’emmêle dans la sonde qui tournoie.