— Tension zéro… je répète zéro.
Ça y était ; le filament s’était cassé et devait être en train de se tordre lentement comme un serpent vers les étoiles. Sans doute les techniciens sur Ashoka le réenrouleraient-ils, mais Maxine avait à présent saisi suffisamment de la théorie pour se rendre compte que ce serait une tâche longue et compliquée. Et la petite sonde s’écraserait quelque part sur le sol dans les champs et les jungles de Taprobane. Cependant, comme Morgan l’avait dit, l’expérience avait réussi à plus de quatre-vingt-quinze pour cent. La prochaine fois, quand il n’y aurait pas de vent…
— La voilà ! cria quelqu’un.
Une brillante étoile s’était allumée, entre deux des gros nuages qui voguaient à travers le ciel ; on aurait dit une météorite en plein jour qui tombait sur la Terre. Ironiquement, comme pour se moquer de ses constructeurs, la fusée éclairante montée sur la sonde pour aider son guidage terminal s’était automatiquement enflammée.
Eh bien, elle servirait à quelque chose d’utile. Elle aiderait à repérer l’épave.
Le partenaire de Maxine Duval pivota lentement pour qu’elle puisse voir l’éblouissante étoile diurne dépasser la montagne et disparaître vers l’est ; Maxine estima que la sonde toucherait le sol à moins de cinq kilomètres d’écart. Puis elle dit :
— Ramenez-moi au Dr Morgan, j’aimerais lui parler.
Elle avait eu l’intention d’émettre quelques remarques encourageantes, assez haut pour que le banquier martien les entende – exprimant sa confiance que, la prochaine fois, la descente serait un succès total. Maxine était encore en train de composer son petit discours rassurant lorsqu’il fut chassé de son esprit. Elle devait revisionner les événements des trente secondes suivantes jusqu’à ce qu’elle les connaisse par cœur. Mais elle ne fut jamais tout à fait sûre de les comprendre complètement.
30
Les légions du roi
Vannevar Morgan était habitué aux revers de fortune – et même aux désastres – et celui-là n’était, espérait-il, que mineur. Son véritable souci, en regardant la fusée éclairante disparaître par-dessus les contreforts de la montagne, était que la Narodny Mars considère son argent comme perdu. L’observateur à l’œil glacial dans son fauteuil roulant compliqué avait été extrêmement peu communicatif. La pesanteur terrestre semblait lui avoir paralysé la langue aussi effectivement que les membres. Mais cette fois, il parla à Morgan avant que celui-ci pût le faire.
— Juste une question, Dr Morgan. Je sais que cette tempête était sans précédent – et pourtant elle s’est produite. Elle pourrait donc se produire de nouveau. Que se passerait-il si cela arrivait – lorsque la Tour serait construite ?
Morgan réfléchit rapidement. Il était impossible de donner une réponse précise, aussi instantanément, et il n’arrivait encore qu’à peine à croire ce qui était arrivé.
— Au pire de tout, nous devrions peut-être suspendre brièvement les opérations ; il pourrait y avoir une certaine distorsion de la ligne. Aucune force de vent qui se produise jamais à cette altitude ne pourrait mettre la structure même de la Tour en danger. Même ce filament expérimental aurait été de toute sécurité si nous avions réussi à l’ancrer.
Il espérait que c’était une analyse assez juste ; dans quelques minutes, Warren Kingsley lui ferait savoir si elle était vraie ou non. À son grand soulagement, le Martien lui répondit avec une apparente satisfaction :
— Merci, c’est tout ce que je voulais savoir.
Morgan, néanmoins, était décidé à aller jusqu’au bout de la question.
— Et sur le mont Pavonis, bien entendu, un tel problème ne peut pas survenir. La densité de l’atmosphère y est de moins d’un centième…
Depuis des dizaines d’années, il n’avait pas entendu le son qui retentit alors dans ses oreilles, mais c’était un son qu’aucun homme pût jamais oublier. Son appel impérieux, dominant le rugissement de la tempête, transporta Morgan à moitié chemin du tour du monde. Il n’était plus debout sur le versant d’une montagne balayée par le vent, il était sous la coupole de Sainte-Sophie, les yeux levés avec respect et admiration vers l’œuvre grandiose d’hommes qui étaient morts depuis seize siècles. Et dans ses oreilles résonnait le tintement de l’énorme cloche qui autrefois appelait les fidèles à la prière.
Le souvenir d’Istanbul s’effaça ; il fut de nouveau sur la montagne, plus déconcerté, plus confondu que jamais.
Qu’était-ce donc que le moine lui avait dit… que le malencontreux cadeau de Kalidasa était resté silencieux durant des siècles et n’avait la permission de faire retentir sa voix qu’en temps de désastre ? Il n’y avait pas de désastre ici ; en fait, pour ce qui concernait le monastère, c’était précisément le contraire. Juste un instant survint dans l’esprit de Morgan la possibilité embarrassante que la sonde se soit écrasée dans l’enceinte du temple. Non, c’était hors de question ; elle avait manqué le sommet de la montagne avec des kilomètres d’écart. En tout cas, c’était un objet beaucoup trop petit pour avoir fait de sérieux dégâts en moitié descendant, moitié tombant du ciel.
Il leva le regard vers le monastère d’où la voix de la grosse cloche défiait toujours la tempête. Les robes orange avaient toutes disparu des parapets ; il n’y avait pas un moine visible.
Quelque chose effleura délicatement la joue de Morgan et il la rejeta automatiquement de côté. Il était difficile même de penser pendant que ce bourdonnement douloureux emplissait l’air et martelait son cerveau. Il se dit qu’il ferait mieux de monter jusqu’au temple et de demander poliment au Maha Thero ce qui était arrivé.
De nouveau, il sentit ce contact soyeux contre son visage, et cette fois, il aperçut un peu de jaune du coin de l’œil. Ses réactions avaient toujours été rapides ; il fit un geste brusque et ne manqua pas son coup.
À demi écrasé dans sa main, l’insecte achevait sa vie éphémère lorsque Morgan regarda – et l’univers qu’il avait toujours connu sembla trembler et se dissoudre autour de lui. Son invraisemblable défaite avait été transformée en une victoire encore plus inexplicable, pourtant il n’éprouvait aucun sentiment de triomphe – seulement confusion et étonnement.
Car il se souvenait, à présent, de la légende des papillons dorés. Poussés par la tempête, par centaines et par milliers, ils s’étaient lancés contre la montagne pour aller mourir sur son sommet. Les légions de Kalidasa avaient enfin atteint leur objectif – et pris leur revanche.
31
Exode
— Qu’est-il arrivé ? demanda le Sheik Abdullah.
« C’est une question à laquelle je ne pourrai jamais répondre », se dit Morgan en lui-même. Mais il répondit :
— La montagne est à nous, monsieur le Président ; les moines ont déjà commencé à s’en aller. C’est incroyable… Comment une légende vieille de deux mille ans a-t-elle pu… ?
Il secoua la tête, complètement déconcerté.
— Si suffisamment d’hommes croient à une légende, elle devient vraie.
— Je le suppose. Mais il y a beaucoup plus que simplement cela – tout l’enchaînement des événements n’en semble pas moins impossible.
— C’est un mot qu’il est toujours risqué d’employer. Permettez-moi de vous conter une petite histoire. Un ami très cher, un grand savant, maintenant mort, avait l’habitude de me taquiner en disant que puisque la politique est l’art du possible, elle n’intéresse que des esprits de second ordre. Car, affirmait-il, les esprits de premier ordre ne sont intéressés que par l’impossible. Et savez-vous ce que je répondais ?