Aucun navire ne franchirait plus les Colonnes d’Hercule sans saluer le plus gigantesque pont que l’homme eût jamais construit ou – selon toute probabilité – construirait jamais. Ses tours jumelles à la jonction de la Méditerranée et de l’Atlantique étaient elles-mêmes les plus hautes constructions du monde, et se faisaient face par-dessus un espace de quinze kilomètres – vide, sauf l’arche incroyable et élégante du pont de Gibraltar. Ce serait un plaisir de rencontrer l’homme qui l’avait conçu ; même s’il était en retard d’une heure.
— Toutes mes excuses, monsieur l’Ambassadeur, dit Morgan en descendant du trois-roues, j’espère que ce retard ne vous a pas trop dérangé.
— Pas du tout, j’ai tout mon temps. Vous avez déjeuné, j’espère ?
— Oui. Quand ma correspondance à Rome a été annulée, on m’a du moins offert un excellent déjeuner.
— Probablement meilleur que ce que vous auriez eu à l’hôtel Yakkagala. Je vous ai retenu une chambre pour cette nuit – ce n’est qu’à un kilomètre d’ici. Je crains que nous ne devions remettre notre conversation jusqu’après le petit déjeuner.
Morgan parut désappointé mais dit avec un geste d’acquiescement :
— Bien, j’ai beaucoup de travail pour m’occuper. Je pense que l’hôtel offre toutes facilités pour cela – ou du moins un terminal standard.
Rajasinghe se mit à rire.
— Je ne vous garantirai rien de plus sophistiqué qu’un téléphone. Mais j’ai une meilleure idée. Dans tout juste une demi-heure, j’emmène quelques amis au Rocher. Il va y avoir un spectacle son et lumière{En français dans le texte. (N.d.T.)} que je vous recommande vivement, et je vous invite bien volontiers à vous joindre à nous.
Il put voir que Morgan hésitait, cherchant une excuse polie.
— C’est très aimable à vous mais je dois vraiment prendre contact avec mon bureau…
— Vous pouvez utiliser ma console de télécommunication. Je peux vous le promettre… vous trouverez le spectacle passionnant, et il ne dure qu’une heure. Oh ! j’avais oublié… vous ne désirez pas que quiconque sache que vous êtes ici. Bon, je vous présenterai comme le Dr Smith de l’université de Tasmanie. Je suis certain que mes amis ne vous reconnaîtront pas.
Rajasinghe n’avait aucune intention d’offenser son visiteur mais on ne pouvait se méprendre sur la brève lueur d’irritation de Morgan. L’instinct de l’ex-diplomate entra automatiquement en jeu ; il enregistra cette réaction pour s’en souvenir à l’occasion.
— J’en suis certain, fit Morgan. (Rajasinghe nota le ton indubitable d’aigreur de sa voix.) Dr Smith, cela ira très bien. Et maintenant… pourrai-je utiliser votre console ?
Intéressant, pensa Rajasinghe en conduisant son hôte dans la villa, mais probablement pas important. Hypothèse provisoire : Morgan était un homme frustré, peut-être même déçu. Il était difficile de voir pourquoi, puisqu’il était l’un des hommes les plus importants de sa profession. Que pouvait-il demander de plus ? Il y avait une réponse évidente ; Rajasinghe connaissait bien ces symptômes si ce n’était que parce que, dans son cas, la maladie s’était éteinte d’elle-même, depuis longtemps.
« La gloire est l’aiguillon », récita-t-il dans le silence de ses pensées. Comment cela continuait-il ? « Cette dernière infirmité d’un noble esprit… Mépriser les plaisirs et vivre des jours laborieux. »
Oui, cela pouvait expliquer l’insatisfaction que ses antennes toujours sensibles avaient détectée. Et soudain, il se souvint que l’immense arc-en-ciel qui reliait l’Europe et l’Afrique était presque toujours appelé le Pont… parfois le pont de Gibraltar… mais jamais le pont Morgan.
« Bon, se dit Rajasinghe, si vous cherchez la gloire, Dr Morgan, vous ne la trouverez pas ici. Alors pourquoi, au nom de mille yakkas, êtes-vous venu jusqu’à la tranquille petite Taprobane ? »
3
Les fontaines jaillissantes
Durant des jours, éléphants et esclaves avaient peiné sous le cruel soleil, hissant des successions indéfinies de seaux en haut du Rocher.
— Est-ce prêt ? avait demandé maintes fois le roi.
— Non, Votre Majesté, avait répondu le maître ouvrier, le réservoir n’est pas encore plein, mais demain, peut-être…
Demain était enfin venu, et, à présent, toute la cour était rassemblée dans les Jardins de Plaisir, sous des tentes de toile aux vives couleurs. Le roi lui-même était rafraîchi par de grands éventails, balancés par des suppliants qui avaient soudoyé le chambellan pour obtenir ce privilège risqué. C’était un honneur qui pouvait conduire à la richesse ou à la mort.
Tous les yeux étaient fixés sur la face du Rocher et les minuscules silhouettes qui s’agitaient au sommet. Un drapeau flotta ; loin au-dessous une trompe sonna brièvement. En bas du Rocher, des ouvriers manièrent fébrilement des leviers, tirèrent sur des cordes. Pourtant, durant un long moment, rien ne se produisit.
Une expression de colère commença à se répandre sur le visage du roi et toute la cour trembla. Même les éventails mouvants perdirent de leur élan durant quelques secondes, mais reprirent vite leur mouvement dès que ceux qui les agitaient se souvinrent des risques de leur tâche. Puis un grand cri s’éleva des ouvriers au pied du Yakkagala – un cri de joie et de triomphe qui s’amplifia, plus proche, lorsqu’il fut repris le long des sentiers fleuris. Et avec lui, vint un autre bruit, pas aussi fort, mais qui donnait pourtant l’impression de forces contenues, irrésistibles, se ruant vers leur but.
L’une après l’autre, jaillissant de la terre comme par magie, les minces colonnes d’eau bondirent vers le ciel sans nuages. À quatre fois la hauteur d’un homme, elles s’épanouirent en fleurs de poussière d’eau. Le soleil, perçant à travers elles, engendrait un brouillard aux teintes d’arc-en-ciel qui ajoutait à l’étrangeté et à la beauté de la scène. Jamais, dans toute l’histoire de Taprobane, les yeux des hommes n’avaient vu une telle merveille.
Le roi sourit, et les courtisans osèrent de nouveau respirer. Cette fois, les conduites enterrées n’avaient pas éclaté sous le poids de l’eau, contrairement à leurs devancières infortunées ; les maçons qui les avaient posées avaient une aussi bonne chance d’atteindre un âge avancé que quiconque travaillant pour Kalidasa.
Presque aussi imperceptiblement que le soleil couchant, les jets d’eau perdaient de la hauteur. Maintenant, ils n’étaient pas plus hauts qu’un homme ; les réservoirs péniblement emplis étaient presque vidés. Mais le roi était très satisfait ; il leva la main et les fontaines jaillissantes s’abaissèrent et se relevèrent comme dans une dernière révérence devant le trône, puis elles s’effondrèrent silencieusement. Pendant un bref instant, des rides coururent en avant et en arrière à la surface des bassins scintillants puis ceux-ci redevinrent de calmes miroirs encadrant l’image de l’éternel Rocher.
— Les ouvriers ont bien travaillé, dit Kalidasa. Donnez-leur la liberté.
Bien travaillé, à quel point ? Naturellement, ils ne le comprendraient jamais, car nul ne pouvait partager les visions solitaires d’un roi-artiste. Et tandis que Kalidasa contemplait les jardins exquisément entretenus qui entouraient le Yakkagala, il ressentait tout autant de satisfaction qu’il n’en connaîtrait jamais.
Là, au pied du Rocher, il avait conçu et créé le Paradis. Il ne restait, sur son sommet, qu’à édifier le ciel.
4