— Non, dit Morgan, poliment, et comme on pouvait le prévoir.
— C’est une chance que nous soyons si nombreux – parce qu’il faut bien que quelqu’un dirige le monde… En tout cas, si l’impossible s’est produit, vous devriez l’accepter avec gratitude.
« Je l’accepte, pensa Morgan – à contrecœur. » Il y a quelque chose de très étrange dans un univers où quelques papillons, à présent morts, peuvent peser autant qu’une tour d’un milliard de tonnes.
Et il y avait le rôle ironique du Vénérable Parakarma, qui devait sûrement sentir maintenant qu’il avait été le jouet de quelque dieu malicieux. L’administrateur du Contrôle Mousson avait été extrêmement contrit et Morgan avait accepté ses excuses avec une bonne grâce inhabituelle. Il pouvait très bien croire que le brillant Dr Choam Goldberg avait révolutionné la micrométéorologie, que personne n’avait réellement compris tout ce qu’il faisait, et qu’il avait finalement subi une sorte de dépression nerveuse alors qu’il conduisait ses expériences. Morgan avait exprimé ses vœux – tout à fait sincères – pour le rétablissement du savant, et avait conservé assez de ses instincts bureaucratiques pour qu’ils lui laissent entendre qu’il pourrait, le moment venu, compter sur de futurs égards de la part du Contrôle Mousson. L’administrateur l’avait quitté avec des remerciements emplis de gratitude, s’étonnant sans doute de la magnanimité surprenante de Morgan.
— Peut-on savoir, demanda le Sheik, où vont les moines ? Je pourrais leur offrir l’hospitalité ici. Notre culture a toujours fait bon accueil à d’autres croyances.
— Je ne sais pas, ni l’ambassadeur Rajasinghe non plus. Cependant lorsque je le lui ai demandé, il m’a dit : « Ils s’en tireront très bien. Un ordre qui a vécu frugalement depuis trois mille ans, n’est pas exactement dénué de moyens. »
— Hum ! Peut-être aurions-nous l’emploi d’une partie de leur richesse. Votre petit projet devient de plus en plus coûteux à chaque fois que vous me voyez.
— Pas vraiment, monsieur le Président. La dernière estimation ne comporte qu’un chiffrage purement comptable pour les opérations dans l’espace que la Narodny Mars a maintenant accepté de financer. Mes Martiens se chargent de découvrir un astéroïde contenant du carbone et de l’amener sur orbite terrestre. Ils ont beaucoup plus d’expérience dans ce genre de travail, et cela résout l’un de nos principaux problèmes.
— Et le carbone pour leur propre tour ?
— Ils en ont des quantités illimitées sur Deimos – exactement là où ils en ont besoin. La Narodny a déjà mis en route la prospection de sites convenables pour l’extraction, quoique le traitement lui-même ne doive pas se faire sur le satellite mais dans l’espace.
— Oserais-je demander pourquoi ?
— À cause de la gravité. Même sur Deimos, elle est de quelques centimètres par seconde au carré. L’hyperfilament ne peut être fabriqué que dans des conditions où la force de la pesanteur est totalement nulle. Il n’y a aucun autre moyen de garantir une parfaite structure cristalline avec une organisation à suffisamment long terme.
— Merci, Van. Puis-je me risquer à demander pourquoi vous avez changé le projet de base ? J’aimais le groupe original de quatre tubes, deux montant et deux descendant. Un système simple de métro, c’était quelque chose que je pouvais comprendre – même s’il était dressé debout à quatre-vingt-dix degrés.
Ce n’était pas la première fois, et sans doute ne serait-ce pas la dernière, que Morgan était déconcerté par la mémoire du vieux Sheik et sa compréhension des détails. Il n’était jamais prudent avec lui de considérer quelque chose comme admis, quoique ses questions fussent parfois inspirées par la pure curiosité – souvent la curiosité malicieuse d’un homme si sûr de sa position qu’il n’avait nul besoin de maintenir sa dignité – il ne laissait rien échapper qui fût de la moindre importance.
— Je crains bien que nos premières idées étaient trop orientées dans un sens terrestre. Nous étions un peu comme les premiers constructeurs d’automobiles qui continuaient de produire des voitures sans chevaux. Donc, à présent, notre projet est devenu une tour creuse carrée avec une voie sur chaque face. Imaginez-la comme quatre voies de chemin de fer verticales. Lorsqu’elle part de l’orbite, elle a quarante mètres de côté et elle s’amincit à vingt mètres quand elle atteint la Terre.
— Comme une stalag… stalac…
— Stalactite. Oui, on hésite toujours ! Du point de vue construction, on aurait maintenant une bonne analogie avec la vieille tour Eiffel – tournée la tête en bas et cent mille fois allongée.
— Tant que cela ?
— À peu près.
— Bon, je suppose qu’il n’y a pas de loi qui dise qu’une tour ne puisse pas pendre vers le bas.
— Nous en aurons aussi une autre qui se dressera vers le haut, souvenez-vous – de l’orbite synchrone à partir de la masse d’ancrage qui garde la structure tout entière sous tension.
— Et la station intermédiaire ? J’espère que vous n’avez pas changé cela.
— Non, elle reste à la même place – à vingt-cinq mille kilomètres.
— Bien, je sais que je n’irai jamais là, mais j’aime bien y penser… (Il marmotta quelque chose en arabe.) Il y a une autre légende, vous savez – le cercueil de Mahomet, suspendu entre le ciel et la Terre. Exactement comme la station intermédiaire.
— Nous y organiserons un banquet en votre honneur, monsieur le Président, quand nous inaugurerons le service.
— Même si vous tenez votre programme – et j’admets que vous n’avez perdu qu’un an dans la construction du Pont – j’aurai alors quatre-vingt-dix-huit ans. Non, je doute que j’y aille jamais.
« Mais moi, j’irai, se dit Vannevar Morgan. Car à présent, je sais que les dieux sont avec moi ; quels que soient les dieux qui puissent exister. »
QUATRIÈME PARTIE
La tour
32
L’Express de l’espace
— Voyons donc, ce n’est pas possible, protesta Warren Kingsley, ça ne décollera jamais du sol…
— J’ai cédé à la tentation, fit Morgan avec un petit rire, en examinant la maquette en grandeur réelle. Cela ressemble tout à fait à un wagon de chemin de fer dressé debout.
— C’est exactement l’image que nous voulons vendre, répondit Kingsley. Vous achetez votre billet à la gare, enregistrez vos bagages, vous installez dans votre siège articulé à la Cardan et vous admirez la vue, ou vous pouvez aller dans le bar-salon et passer les cinq heures suivantes à boire sérieusement, jusqu’à ce qu’on doive vous porter pour débarquer à la station intermédiaire. Incidemment, que pensez-vous de l’idée du service Aménagement : décor Pullman XIXe siècle ?
— Pas grand-chose. Les wagons Pullman n’avaient pas cinq étages circulaires l’un au-dessus de l’autre.
— Vaudrait mieux dire ça aux décorateurs, ils se sont mis dans la tête d’avoir l’éclairage au gaz.
— S’ils tiennent à une ambiance du temps passé, ce serait tout de même assez approprié. Je me rappelle avoir vu, une fois, un vieux film d’aventures dans l’espace au Musée d’Art de Sydney. Il s’y trouvait un genre de navette spatiale qui avait un salon d’observation circulaire… exactement ce qu’il nous faut.