— Vous savez, dit soudain Morgan, ce sera de nouveau exactement comme pour le Pont. Les gens feront le voyage rien que pour la vue. La station intermédiaire pourrait bien devenir la plus grande attraction touristique de tous les temps. (Il jeta un regard vers le plafond bleu azur.) Y a-t-il quelque chose d’intéressant à voir au dernier étage ?
— Pas vraiment. Le sas supérieur est en cours de finition, mais nous n’avons pas encore décidé où mettre l’appareillage de maintien de la vie et le système électronique de guidage sur les voies.
— Pas de difficulté là-dedans ?
— Pas avec les nouveaux aimants. Propulsion en marche ou coupée, nous pouvons garantir un guidage parfait jusqu’à huit mille kilomètres à l’heure – cinquante pour cent au-dessus de la vitesse maximale prévue.
Morgan se permit un soupir mental de soulagement. C’était un domaine dans lequel il était tout à fait incapable de former un jugement et il devait s’en remettre entièrement à l’avis des autres. Depuis le début, il avait été évident que seule une forme ou une autre de propulsion magnétique pouvait fonctionner à de telles vitesses ; le moindre contact physique – à plus d’un kilomètre par seconde ! – aboutirait à une catastrophe. Et pourtant les quatre paires de sillons de guidage qui montaient le long des faces de la Tour n’avaient que des centimètres de garde par rapport aux aimants ; ceux-ci avaient dû être prévus de façon que d’énormes forces de rétablissement entrent instantanément en jeu pour corriger tout mouvement de la capsule l’écartant de l’axe de la voie.
Alors que Morgan descendait derrière Kingsley l’escalier en spirale qui s’étendait sur toute la hauteur de la maquette, il fut soudain frappé par une sombre idée. « Je me fais vieux, se dit-il, oh ! je pourrais être monté au sixième étage sans aucune difficulté ; mais je suis heureux que nous ayons décidé de ne pas le faire. Pourtant je n’ai que cinquante-neuf ans – et il faudra au moins cinq ans, même si tout va très bien, avant que la première capsule à passagers monte à la station intermédiaire. Puis encore trois ans d’essais, de mesures, de mise au point des systèmes. Disons dix ans pour plus de sûreté. »
Bien qu’il fît chaud, il ressentit un brusque frisson. Pour la première fois, il vint à l’esprit de Vannevar Morgan que la victoire, en laquelle il avait mis toute son âme, pourrait bien ne venir que trop tard pour lui. Et, tout à fait inconsciemment, il appuya sa main contre le mince disque de métal caché sous sa chemise.
33
CORA
— Pourquoi avez-vous attendu jusqu’ici ? avait demandé le Dr Sen comme s’il s’adressait à un enfant retardé.
— Pour la raison habituelle, répondit Morgan en passant son pouce indemne sous la fermeture de sa chemise. J’étais trop occupé – et chaque fois que je me sentais essoufflé, j’en rendais l’altitude responsable.
— L’altitude était en partie responsable, bien sûr. Vous feriez mieux de faire examiner tous vos gens sur la montagne. Comment avez-vous pu ne pas voir quelque chose d’aussi évident ?
Comment en vérité ? se demanda Morgan avec quelque embarras.
— Tous ces moines… certains ont plus de quatre-vingts ans ! Ils paraissent en si bonne santé qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit…
— Les moines ont vécu là-haut depuis des années – ils sont complètement adaptés. Mais vous, vous êtes monté et descendu plusieurs fois par jour…
— Deux fois, au plus…
— … passant du niveau de la mer à une pression atmosphérique diminuée de moitié, en quelques minutes. Bon, il n’y a pas grand mal de fait… si vous suivez mes instructions dorénavant. Les miennes et celles de CORA.
— CORA ?
— Alerte Coronaire, CORA.
— Oh… encore un de ces machins.
— Oui… un de ces machins. Ils sauvent environ dix millions de vies par an. Surtout des hauts fonctionnaires, de grands chefs d’entreprise, des savants éminents, des ingénieurs importants et autres crétins du même acabit. Je me demande souvent si cela en vaut la peine. La nature tente peut-être de nous dire quelque chose et nous n’écoutons pas.
— Souvenez-vous de votre serment hippocratique, Bill, rétorqua Morgan avec un large sourire. Et vous devez avouer que j’ai toujours fait tout ce que vous m’avez dit. Voyons, mon poids n’a pas varié d’un kilo depuis dix ans.
— Hum… Bon, vous n’êtes pas le pire de mes patients, dit le docteur légèrement radouci. (Il farfouilla sur son bureau et tendit une grosse plaque holographique.) Faites votre choix, voilà les modèles de série. N’importe quelle couleur du moment que c’est le rouge médical.
Morgan déclencha les images et les regarda avec répugnance.
— Où devrai-je porter ce machin ? demanda-t-il. Où voulez-vous l’implanter ?
— Ce n’est pas nécessaire, du moins pour le moment. Dans cinq ans, peut-être mais peut-être pas, même alors. Je vous suggère de commencer avec ce modèle. Il se porte au-dessous du sternum et ne nécessite donc pas de senseurs à distance. Au bout de quelque temps, vous ne sentirez même plus qu’il est là. Et il vous laissera tranquille, sauf en cas de besoin.
— Et alors ?
— Écoutez.
Le docteur appuya sur l’une des nombreuses touches de la console sur son bureau et une voix douce de mezzo-soprano remarqua sur le ton de la conversation : « Je pense que vous devriez vous asseoir et vous reposer une dizaine de minutes. » Après une brève pause, elle reprit : « Ce serait une bonne idée de vous coucher une demi-heure. » Une autre pause. « Dès que vous le pourrez, prenez rendez-vous avec le Dr Sen. » Puis encore :
« S’il vous plaît, prenez immédiatement une des pilules rouges. »
« J’ai appelé l’ambulance ; restez simplement couché et détendez-vous. Tout ira bien. »
Morgan se boucha presque les oreilles pour ne pas entendre le sifflement aigu.
« CECI EST UN APPEL CORA, QUE TOUTE PERSONNE QUI M’ENTEND VEUILLE BIEN VENIR IMMÉDIATEMENT. CECI EST UN APPEL CORA, QUE TOUTE PERSONNE…»
— Je pense que vous saisissez l’idée générale, dit le docteur en ramenant le silence dans son cabinet. Bien entendu, les programmes et les réactions sont établies individuellement selon chaque sujet. Et il existe un large choix de voix, y compris quelques-unes de très célèbres.
— Cela fera très bien mon affaire. Quand mon appareil sera-t-il prêt ?
— Je vous appellerai dans environ trois jours. Ah oui… il y a un avantage pour les appareils portés sur la poitrine que je dois vous indiquer.
— Qu’est-ce que c’est ?
— L’un de mes patients est un joueur enragé de tennis. Il me dit que, lorsqu’il ouvre sa chemise, la vue de cette petite boîte rouge a un effet absolument dévastateur sur le jeu de son adversaire…
34
Vertige
Il avait été un temps où la remise à jour régulière de son carnet d’adresses était une petite, et souvent grande, corvée de tout homme civilisé. Le code universel l’avait rendue inutile, puisque une fois le numéro d’identité attribué à toute personne pour la vie, elle pouvait être trouvée en quelques secondes. Et même si son numéro n’était pas connu, le programme type de recherche pouvait habituellement la retrouver assez vite, en lui fournissant sa date approximative de naissance, sa profession, et quelques autres détails (il y avait, bien entendu, quelques problèmes lorsque le nom était Smith ou Dupont ou Singh ou Mohammed…)