Le développement des systèmes mondiaux d’information avait également supprimé une autre tâche ennuyeuse. Il suffisait de porter un signe spécial à côté du nom des amis à qui l’on voulait souhaiter leur anniversaire ou d’autres fêtes, et l’ordinateur ménager faisait le reste. Le jour voulu (à moins que, comme c’était souvent le cas, il y ait eu une erreur stupide dans la programmation) le message approprié serait automatiquement transmis à son destinataire. Et même si celui-ci pouvait soupçonner avec perspicacité que les mots chaleureux qui apparaissaient sur son écran étaient entièrement dus à l’électronique – et que l’envoyeur nominal n’avait pas pensé à lui depuis des années – le geste faisait néanmoins plaisir.
Cependant, la même technologie qui avait éliminé une série de tâches fastidieuses en avait créé de nouvelles encore plus exigeantes. Parmi celles-ci, la plus importante était peut-être l’établissement du Profil des Domaines d’Intérêt Personnel.
La plupart des gens mettaient à jour leur PIP le jour du Nouvel An ou de leur anniversaire. La liste de Morgan comprenait cinquante articles ; il avait entendu parler de personnes qui en comptaient des centaines. Elles devaient passer toutes leurs heures de veille à se battre avec un déluge d’informations ; à moins qu’elles fussent comme ces mauvais plaisants qui se complaisaient à provoquer des Alertes à l’Information sur leurs consoles avec des articles invraisemblables aussi classiques que :
Œufs, de Dinosaures, éclosion des
Cercle, quadrature du
Atlantide, Ré-émersion de l’
Christ, Seconde Venue du
Monstre du Loch Ness, Capture du
ou enfin
Monde, Fin du
Généralement, bien entendu, l’égocentrisme et les exigences professionnelles garantissaient que le propre nom du souscripteur fût le premier article en tête de chaque liste. Morgan n’était pas une exception, mais les articles qui suivaient étaient assez inhabituels :
Tour, orbitale
Tour, dans l’espace
Tour (géo), synchrone
Transporteur, spatial
Transporteur, orbital
Transporteur (géo), synchrone
Ces désignations couvraient la plupart des variantes utilisées par les media et assuraient qu’il verrait au moins quatre-vingt-dix pour cent des informations publiées concernant le projet. La grande majorité de celles-ci étaient sans importance et il se demandait parfois si cela valait la peine de les rechercher – celles qui avaient une réelle importance lui parviendraient toujours très vite.
Morgan se frottait encore les yeux, et son lit s’était à peine escamoté dans le mur de son modeste appartement lorsqu’il remarqua que l’Alerte clignotait sur sa console. Il appuya simultanément sur les boutons CAFÉ et AFFICHAGE, et attendit la dernière nouvelle à sensation de la nuit.
LA TOUR ORBITALE ABATTUE
disait le gros titre.
— La suite ? questionna la console.
— Tu parles, répondit Morgan, à présent instantanément éveillé.
Dans les quelques secondes suivantes, en lisant le texte affiché, son état d’esprit changea de l’incrédulité à l’indignation puis à l’inquiétude. Il transmit tout l’ensemble d’informations à Warren Kingsley avec une note « Rappelez-moi S.V.P. dès que possible », et il s’installa pour son petit déjeuner, toujours en rage.
Moins de cinq minutes plus tard, Kingsley apparut sur l’écran.
— Eh bien, Van, dit-il avec une résignation comique, nous devrions nous considérer comme ayant eu de la chance. Il lui a fallu cinq ans pour en arriver à nous.
— C’est la chose la plus ridicule que j’aie jamais entendue ! Devons-nous la laisser passer ? Si nous répondons, cela ne fera que lui donner de la publicité. C’est exactement ce qu’il cherche.
Kingsley inclina la tête.
— Ce serait la meilleure chose à faire – pour le moment. Nous ne devons pas surréagir. Mais en même temps, il a peut-être une idée valable.
— Que voulez-vous dire ?
Kingsley était soudain devenu sérieux, et avait même l’air légèrement mal à l’aise.
— Il y a des problèmes psychologiques tout comme des problèmes de construction, dit-il. Réfléchissez-y ! Je vous verrai au bureau.
L’image s’effaça de l’écran, laissant Morgan dans une humeur quelque peu radoucie. Il était habitué à la critique et savait comment la manier ; en fait, il prenait le plus grand plaisir à échanger des arguments avec ses pairs, et était rarement ému lorsqu’il perdait la partie. Il n’était pas aussi facile de tenir tête à Donald Duck.
Bien sûr, ce n’était pas son vrai nom, mais le genre particulier de négativisme indigné du Dr Donald Bickerstaff lui rappelait souvent ce personnage mythologique du XXe siècle. Bickerstaff avait un doctorat (convenable mais pas tellement brillant) en mathématiques pures, une apparence impressionnante, une voix mielleuse et une foi inébranlable dans sa capacité d’émettre des jugements sur n’importe quel sujet scientifique. Il était, de fait, très bon dans son domaine ; Morgan se souvenait avec plaisir d’une conférence publique à l’ancienne mode du docteur, à laquelle il avait assisté à la Royal Institution. Durant près d’une semaine ensuite, il avait presque compris les bizarres propriétés des nombres transfinis…
Malheureusement, Bickerstaff ne connaissait pas ses limites. Bien qu’il eût une coterie d’admirateurs inconditionnels qui s’abonnaient à son service d’informations – en des temps antérieurs, on l’aurait traité de vulgarisateur scientifique – il avait un cercle encore plus large de critiques. Les plus bienveillants estimaient qu’il avait fait des études au delà de son intelligence. Les autres le qualifiaient d’imbécile autosatisfait. Il était dommage, pensait Morgan, que Bickerstaff ne pût être enfermé dans une pièce avec le Dr Goldberg/Parakarma ; ils pourraient s’annihiler l’un l’autre comme négation et position – le génie de l’un annulant la stupidité fondamentale de l’autre. Cette inébranlable stupidité contre laquelle, comme se lamentait Goethe, les dieux eux-mêmes luttent en vain. Aucun dieu n’étant plus couramment disponible, Morgan savait qu’il lui faudrait entreprendre cette tâche lui-même. Bien qu’il eût de bien meilleures choses à faire de son temps, cela pourrait lui procurer quelque détente amusante ; et il avait un précédent encourageant.
Il y avait peu d’images accrochées dans la chambre d’hôtel qui avait été l’une des quatre résidences « temporaires » de Morgan depuis presque une dizaine d’années. La plus évidente d’entre elles était une photographie si bien truquée que quelques visiteurs ne pouvaient pas croire que tous ses éléments étaient parfaitement authentiques. On y voyait surtout un élégant navire à vapeur admirablement reconstitué – ancêtre de tous les bateaux qui purent par la suite se qualifier de modernes. À côté, sur le quai auquel il était miraculeusement revenu cent vingt-cinq ans après son lancement, se trouvait le Dr Vannevar Morgan. Il contemplait la décoration de la proue, et, à quelques mètres de distance, Isambard Kingdom Brunel le regardait d’un air railleur, les mains enfoncées dans les poches, le cigare solidement serré dans la bouche, et vêtu d’un complet très chiffonné, éclaboussé de boue.
Tout dans cette photo était absolument vrai ; Morgan s’était bien trouvé près du Great Britain{Premier navire à vapeur et à hélice entièrement construit en fer, 1844. (N.d.T.)}, un beau jour de soleil, à Bristol, l’année après que le pont de Gibraltar eut été terminé. Mais Brunel était en 1857, il attendait encore le lancement de son autre et plus fameux léviathan, dont les infortunes devaient lui briser la santé et l’esprit.