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Cette photographie avait été offerte à Morgan pour son cinquantième anniversaire et c’était l’une de ses plus chères possessions. Ses collègues l’avaient considérée comme une plaisanterie sympathique, l’admiration de Morgan pour le plus grand ingénieur du XIXe siècle étant bien connue. Parfois cependant, il se demandait si leur idée n’avait pas été plus appropriée qu’ils ne s’en étaient rendu compte. Le Great Eastern{Ce navire lancé en 1858 resta durant un demi-siècle le plus grand du monde. C’est sur le Great Eastern que Jules Verne alla en Amérique en 1867, voyage qu’il romança en 1871 sous le titre : Une ville flottante. (N.d.T.)} avait dévoré son créateur. La Tour pouvait en faire autant avec lui.

Brunel avait, naturellement, été entouré de beaucoup de Donald Duck. Le plus tenace fut un certain Dr Dionysius Lardner, qui avait prouvé indiscutablement qu’aucun navire à vapeur ne pourrait jamais traverser l’Atlantique. Un ingénieur pouvait réfuter des critiques fondées sur des erreurs dans les faits ou dans les calculs. Mais le point que Donald Duck avait soulevé était plus subtil et pas aussi facile à repousser. Morgan se souvint soudain que son héros s’était trouvé en face de quelque chose de très similaire, il y avait trois siècles.

Il chercha dans sa petite mais très précieuse collection de livres véritables, et sortit celui qu’il avait lu peut-être plus souvent que tout autre ; la biographie classique de Rolt, Isambard Kingdom Brunel. Feuilletant les pages tant de fois parcourues, il trouva rapidement le passage qui avait éveillé sa mémoire.

Brunel avait projeté un tunnel de chemin de fer, long de près de trois kilomètres – une idée « monstrueuse et extraordinaire, très dangereuse et irréalisable ». Il était inconcevable, disaient les critiques, que des êtres humains puissent supporter l’épreuve de foncer à toute allure à travers d’effrayantes ténèbres. « Il n’y a personne qui désirerait être privé de la lumière du jour avec le sentiment d’avoir au-dessus de lui un poids de terre suffisant pour l’écraser en cas d’accident… le bruit de deux trains qui se croiseraient ébranlerait les nerfs… pas un passager ne pourrait être décidé à le faire deux fois…»

Tout cela était tellement connu. La devise des Lardner et des Bickerstaff semblait être : « Rien ne pourra être fait pour la première fois. »

Et cependant… parfois ils avaient raison, quand ce ne serait qu’en raison du fonctionnement des lois du hasard. Donald Duck faisait apparaître cela si raisonnable. Il avait commencé par dire, en affichant une modestie aussi inhabituelle que mensongère, qu’il n’aurait pas la présomption de critiquer les aspects techniques du transporteur spatial. Il ne voulait parler que des problèmes psychologiques que celui-ci poserait. Ils pouvaient être résumés d’un mot : vertige. L’être humain normal, avait-il fait remarquer, avait une phobie très justifiée des hauteurs ; seuls, les acrobates et les funambules étaient exempts de cette réaction naturelle. La construction la plus élevée du monde avait moins de cinq mille mètres de haut – et il n’y avait pas beaucoup de gens à qui il plairait d’être hissés verticalement jusqu’au sommet des pylônes du pont de Gibraltar.

Pourtant ce n’était rien comparé à l’épouvantable perspective de la tour orbitale. « Qui ne s’est pas trouvé, déclamait Bickerstaff, au pied de quelque immense gratte-ciel, regardant sa paroi perpendiculaire jusqu’à ce qu’il semble sur le point de vaciller et de s’écrouler ? À présent, imaginez un tel gratte-ciel qui monterait, monterait à travers les nuages jusque dans l’obscurité de l’espace au delà de toutes les grandes stations spatiales – montant, montant toujours jusqu’à ce qu’il atteigne une bonne partie de la distance de la Terre à la Lune ! Un triomphe de la technique, sans doute – mais un cauchemar psychologique. Peut-être certaines personnes deviendront-elles folles à sa seule contemplation ? Et combien pourraient affronter l’épreuve vertigineuse du voyage – tout droit verticalement, suspendus dans le vide de l’espace durant vingt mille kilomètres jusqu’au premier arrêt de la station intermédiaire ?

» Ce n’est pas une réponse de dire que des personnes parfaitement ordinaires peuvent voler dans des vaisseaux spatiaux jusqu’à la même altitude et loin au delà. La situation est alors complètement différente – comme en fait pour un vol dans l’atmosphère ordinaire. L’homme normal n’éprouve pas de vertige même dans la nacelle ouverte d’un ballon, flottant dans l’air à quelques milliers de mètres au-dessus du sol. Mais placez-le au bord d’un précipice à la même altitude et étudiez alors ses réactions !

» La raison de cette différence est tout à fait simple. Dans un ballon ou un avion, il n’y a pas de liaison physique entre l’observateur et le sol. Il est, par conséquent, psychologiquement détaché de la Terre, dure et massive, loin au-dessous de lui. Il n’a plus peur de tomber ; il peut regarder en bas des paysages minuscules et lointains qu’il n’aurait jamais osé contempler de n’importe quel lieu élevé. Ce détachement physique salvateur est précisément ce qui manquera au transporteur spatial. L’infortuné passager, hissé à grande vitesse au long de la paroi à pic de la gigantesque tour, ne sera que trop conscient de son lien avec la Terre. Quelle garantie peut-il y avoir que quiconque n’étant pas drogué ou anesthésié, puisse survivre à une telle expérience ? Je mets le Dr Morgan au défi de me répondre. »

Le Dr Morgan réfléchissait encore à des réponses, dont peu étaient polies, lorsque l’écran se ralluma annonçant un nouvel appel. Quand Morgan appuya sur le bouton ACCEPTÉ, il ne fut pas du tout surpris de voir Maxine Duval.

— Eh bien, Van, dit-elle sans aucun préambule, qu’allez-vous faire ?

— Je suis terriblement tenté mais je ne pense pas que je doive discuter avec cet idiot. Incidemment, croyez-vous qu’une quelconque organisation aérospatiale l’aurait poussé à faire ça ?

— Mes collaborateurs cherchent déjà ; je vous ferai savoir s’ils trouvent quelque chose. Personnellement, j’ai la sensation que tout est de son propre cru ; je reconnais les marques de l’article garanti d’origine. Mais vous n’avez pas répondu à ma question.

— Je n’ai pas encore décidé, j’essaie pour le moment de digérer mon petit déjeuner. Que pensez-vous que je doive faire ?

— C’est simple. Organisez une démonstration. Quand pouvez-vous la faire ?

— Dans cinq ans, si tout va bien.

— C’est ridicule. Vous avez déjà mis votre premier câble en position…

— Pas câble – ruban.

— Ne chicanez pas. Quelle charge peut-il porter ?

— Oh… à l’extrémité terrestre, seulement cinq cents tonnes.

— Voilà. Offrez une balade à Donald Duck.

— Je ne garantirais pas sa sécurité.

— Garant iriez-vous la mienne ?

— Vous n’êtes pas sérieuse !

— Je suis toujours sérieuse, à cette heure de la matinée. Il est temps de toute façon que je fasse un autre article sur la Tour. La maquette de la capsule est très jolie, mais elle ne fait rien. Ceux qui me regardent à la télévision aiment l’action et moi aussi. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous m’avez montré des dessins des petites cabines que les ingénieurs utiliseront pour monter et descendre le long du câble – je veux dire du ruban. Comment les appeliez-vous ?