Les orbites de la multitude de satellites et de stations dans l’espace en activité – qui étaient forcés pour des raisons opérationnelles de rester à proximité de la Terre – durent être minutieusement vérifiées et, dans certains cas, modifiées. Mais rien, naturellement, ne pouvait être fait quant aux visiteurs imprévisibles qui pouvaient à toute minute arriver au hasard des plus extrêmes confins du système solaire. Comme toutes les constructions humaines, la Tour serait exposée aux météorites. Plusieurs fois par jour, un réseau de sismomètres détecterait des impacts de l’ordre du milligramme, et l’on pouvait s’attendre une ou deux fois par an à des dégâts mineurs à la structure. Tôt ou tard, au cours des siècles à venir, pourrait survenir une météorite géante qui mettrait momentanément hors d’usage une ou plusieurs des voies. Dans le pire des cas possibles, la Tour pourrait même être sectionnée à un endroit quelconque de sa longueur.
Il y avait à peu près autant de chances pour que cela arrive que pour la chute d’une grosse météorite sur Londres ou Tokyo, qui représentaient en gros la même surface comme cibles. Les habitants de ces villes ne perdaient guère de leur sommeil à se tourmenter de cette possibilité. Ni Vannevar Morgan. Quels que fussent les problèmes qui pourraient surgir, nul ne doutait plus que la tour orbitale fut une idée dont le temps était venu.
CINQUIÈME PARTIE
L’ascension
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Un lieu de tempêtes silencieuses
(Extrait du discours du Pr Martin Sessui pour sa réception du Prix Nobel de Physique, à Stockholm, le 16 décembre 2154.)
Entre ciel et terre se trouve une région invisible à laquelle les anciens philosophes n’avaient jamais rêvé. Jusqu’à l’aube du siècle – pour être précis, le 12 décembre 1901 – lorsque se produisit son premier impact sur les affaires humaines.
Ce jour-là, Guglielmo Marconi transmit par radio les trois points de la lettre « S » de l’alphabet Morse par-dessus l’Atlantique. De nombreux experts avaient déclaré cela impossible, puisque les ondes électromagnétiques ne pouvaient voyager qu’en ligne droite et ne pourraient donc pas suivre la courbure du globe terrestre. L’exploit de Marconi non seulement annonçait l’ère des télécommunications mondiales, mais prouvait que très haut dans l’atmosphère existait un miroir électrisé, capable de réfléchir les ondes radio vers la Terre.
La couche de Kennelly-Heaviside, ainsi qu’elle fut nommée à l’origine, se révéla bientôt être une région d’une grande complexité, comprenant, au moins trois couches principales, toutes sujettes à de considérables variations en altitude et en intensité. À leur limite supérieure, elles se fondent avec les ceintures de radiation de Van Allen, dont la découverte fut le premier triomphe du début de l’ère spatiale.
Cette vaste région, qui commence à une altitude d’environ cinquante mille mètres et s’étend jusqu’à plusieurs rayons terrestres, est à présent connue sous le nom d’ionosphère ; son exploration par fusées, satellites et ondes radio s’est poursuivie sans relâche depuis plus de deux siècles. J’aimerais rendre hommage à mes précurseurs dans cette entreprise – les Américains Tuve et Breit, l’Anglais Appleton, le Norvégien Störmer – et spécialement l’homme à qui, en 1970, fut attribué le même prix que je suis aujourd’hui si honoré de recevoir, votre compatriote Hannes Alfvén…
L’ionosphère est un enfant capricieux du soleil ; même maintenant, son comportement n’est pas toujours prévisible. Au temps où la radio à longue distance dépendait de ses idiosyncrasies, elle a sauvé de nombreuses vies – mais plus d’hommes que nous ne le saurons jamais furent condamnés quand elle absorba leurs signaux de désespoir sans aucune trace.
Pendant presque un demi-siècle, avant que les satellites de communication la remplacent, elle fut notre précieuse mais fantasque servante – un phénomène auparavant insoupçonné qui valut d’incalculables milliards de dollars pour les trois générations qui l’exploitèrent.
Elle ne fut donc d’un intérêt direct pour l’espèce humaine que durant un bref moment de l’histoire. Et pourtant, si elle n’avait existé, nous ne serions pas là ! Dans un sens, par conséquent, elle fut d’une importance vitale même pour l’humanité prétechnologique, jusqu’au premier pithécanthrope, en fait même, jusqu’aux premiers êtres vivants sur cette planète. Car l’ionosphère fait partie de l’écran qui nous protège des effets mortels des rayons X et du rayonnement ultraviolet du soleil. Si ces radiations pénétraient jusqu’au niveau de la mer, peut-être une autre forme de vie serait-elle née sur la Terre, mais elle n’aurait jamais évolué pour aboutir à quelque chose qui nous ressemble même de très loin…
Parce que l’ionosphère, comme l’atmosphère au-dessous d’elle, est finalement contrôlée par le soleil, elle aussi a ses phénomènes météorologiques. Aux époques de perturbations solaires, elle est bombardée par des rafales de particules solaires ionisées, d’une ampleur planétaire, et agitée de remous et de tourbillons par le champ magnétique terrestre. En pareilles occasions, elle n’est plus invisible, car elle se révèle dans les draperies resplendissantes des aurores – l’un des spectacles les plus grandioses de la nature – qui illuminent les froides nuits polaires de leur étrange éclat.
Même aujourd’hui, nous ne comprenons pas tous les processus qui se passent dans l’ionosphère. L’une des raisons pour lesquelles elle s’est révélée difficile à étudier, vient de ce que tous nos instruments transportés par des fusées ou des satellites la traversent à des milliers de kilomètres à l’heure ; nous n’avons jamais pu y rester immobiles pour l’observer. Maintenant, pour la première fois, la construction de la tour orbitale projetée nous offre une chance d’établir des observatoires fixes dans l’ionosphère. Il est également possible que la Tour elle-même puisse modifier les caractéristiques de l’ionosphère – quoique, contrairement à ce qu’a suggéré le Dr Bickerstaff, elle ne la court-circuitera certainement pas !
Pourquoi devons-nous étudier cette région, à présent qu’elle n’est plus importante pour l’ingénieur des télécommunications ? Eh bien, en dehors de sa beauté, de son étrangeté et de son intérêt scientifique, son comportement est étroitement lié à celui du soleil – le maître de notre destinée. Nous savons maintenant que le soleil n’est pas l’étoile stable, de bonne conduite que nos ancêtres croyaient ; il subit des fluctuations aussi bien à courte qu’à longue période. En ce moment, il continue de sortir du prétendu « Minimum de Maunder » de 1645 à 1715 ; il en résulte que le climat est maintenant plus doux qu’à toute autre époque depuis le haut Moyen Âge. Mais combien de temps durera cette courbe ascendante ? Plus important encore, quand viendra l’inévitable courbe descendante, quel effet cela aura-t-il sur le climat, la météorologie et tous les aspects de la civilisation humaine – non seulement sur cette planète mais aussi sur les autres ? Car elles sont toutes les enfants du soleil…
Quelques théories très conjecturales suggèrent que le soleil entre à présent dans une période d’instabilité qui pourrait causer une nouvelle période glaciaire plus universelle qu’aucune dans le passé. Si cela est vrai, nous avons besoin de toutes les bribes d’information que nous pouvons glaner pour nous y préparer. Même un préavis d’un siècle pourrait ne pas être assez long.