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— Qu’en pense Bartok ?

— Il approuve. Après tout, personne n’a une meilleure idée.

Morgan sentit qu’un grand poids avait été enlevé de ses épaules. Un tas de choses pouvaient encore aller de travers mais il y avait enfin un rayon d’espoir ; le sentiment d’impuissance absolue avait été dissipé.

— Quand tout cela sera-t-il prêt ? demanda-t-il.

— S’il n’y a rien qui retarde, d’ici deux heures. Trois au plus. Tout est du matériel standard, heureusement. On est en train de vérifier à fond l’Araignée en ce moment. Il ne reste plus qu’une chose encore à décider…

Vannevar Morgan secoua la tête.

— Non, Warren, dit-il lentement. Il ne reste plus rien à décider.

— Je n’essaie pas de jouer de mon grade avec vous, Bartok, dit Morgan. C’est une simple affaire de logique. C’est vrai, n’importe qui peut conduire l’Araignée… Mais une demi-douzaine d’hommes seulement connaissent tous les détails techniques que cela entraîne. Il pourrait y avoir quelques problèmes opérationnels quand on atteindra la Tour et je suis le mieux à même de les résoudre.

— Puis-je vous rappeler, Dr Morgan, dit l’officier de Sécurité, que vous avez soixante-cinq ans. Il serait plus sage d’envoyer quelqu’un de plus jeune.

— Je n’ai pas soixante-cinq ans ; j’en ai soixante-dix. Et l’âge n’a absolument rien à faire là-dedans. Il n’y a pas de danger et cela n’exige certainement pas de force physique.

Et, aurait-il pu ajouter, les facteurs psychologiques étaient beaucoup plus importants que les facteurs physiques. À peu près n’importe qui pouvait faire passivement la montée et la descente dans une capsule comme l’avait fait Maxine Duval, et comme des millions de gens le feraient dans les années à venir. Ce serait une tout autre affaire que d’affronter certaines des situations qui pouvaient facilement survenir à six cents kilomètres d’altitude dans le ciel vide.

— Je pense quand même, dit Bartok avec une patiente insistance, qu’il vaudrait mieux envoyer quelqu’un de plus jeune. Le Dr Kingsley par exemple.

Derrière lui, Morgan entendit (ou l’imagina-t-il ?) son collègue sursauter. Depuis des années, ils avaient plaisanté sur le fait que Warren avait une telle aversion pour les hauteurs qu’il n’inspectait jamais les constructions qu’il dessinait. Sa crainte n’allait cependant pas jusqu’à l’authentique acrophobie et il pouvait la surmonter lorsque c’était absolument nécessaire ; il avait, après tout, accompagné Morgan pour traverser le pont d’Afrique en Europe. Mais c’était la seule fois qu’on l’eût jamais vu ivre en public et on ne le revit plus du tout de vingt-quatre heures ensuite. Warren était hors de question, même si Morgan savait qu’il était prêt à partir. Il y avait des cas où la capacité technique et le pur et simple courage ne suffisaient pas ; aucun homme ne pouvait lutter contre des craintes qui avaient été implantées en lui à sa naissance ou durant sa première enfance.

Heureusement, il n’y avait pas besoin d’expliquer cela à l’officier de Sécurité. Il existait une raison plus simple et tout aussi valide pour laquelle Warren ne devait pas partir. Ce n’était qu’à de très rares occasions dans sa vie que Vannevar Morgan avait été heureux de sa petite taille ; cette fois, c’en était une.

— Je pèse quinze kilos de moins que Kingsley, dit-il à Bartok. Dans une opération à la limite du possible comme celle-ci, cela devrait régler la question. Ne perdons donc plus un temps précieux à discuter.

Il eut un léger remords de conscience, sachant que ce n’était pas juste. Bartok ne faisait que remplir parfaitement son rôle et il faudrait encore une heure avant que la capsule soit prête. Personne ne perdait de temps.

Durant de longues secondes, les deux hommes se regardèrent dans les yeux comme si les vingt-cinq mille kilomètres qui les séparaient n’existaient pas. Si l’on en arrivait à une véritable épreuve de force, la situation pouvait devenir plus que désagréable. Bartok était nominalement chargé de toutes les opérations de sécurité et pouvait théoriquement s’opposer même à l’ingénieur en chef, directeur du projet. Mais il pourrait avoir de la difficulté à imposer son autorité. Morgan et l’Araignée étaient loin en dessous de lui sur Sri Kanda et la possession faisait pratiquement la loi.

Bartok eut un haussement d’épaules et Morgan se détendit.

— Vous avez gagné. Je ne suis toujours pas tellement heureux, mais je marche avec vous. Bonne chance !

— Merci, répondit tranquillement Morgan, tandis que l’image s’effaçait de l’écran. (Se tournant vers Kingsley toujours silencieux, il ajouta :) Allons-y !

Ce n’est que lorsqu’ils quittaient la salle des opérations pour retourner au sommet que Morgan chercha automatiquement le petit pendentif caché sous sa chemise. CORA ne l’avait pas ennuyé depuis des mois et même Warren Kingsley ne connaissait pas son existence. Jouait-il avec d’autres vies simplement pour satisfaire son orgueil égoïste ? Si l’officier de Sécurité Bartok avait eu connaissance de cela…

Il était trop tard à présent. Quels que fussent ses motifs, il était engagé.

46

L’Araignée

Comme la montagne avait changé, se dit Morgan, depuis qu’il l’avait vue pour la première fois ! Le sommet avait été complètement arasé, ne laissant qu’un plateau parfaitement nivelé ; au centre, se trouvait le « couvercle de casserole » géant, fermant la cheminée où bientôt passerait le trafic de nombreux mondes. Il était étrange de penser que le plus grand spatioport du système solaire serait enfoui profondément au cœur d’une montagne.

Personne n’aurait pu deviner qu’un antique monastère s’était naguère dressé là, point de convergence des espoirs et des craintes de milliards de gens depuis au moins trois mille ans. Le seul témoignage qui en restait encore était le legs ambigu du Maha Thero, maintenant emballé et attendant d’être emporté. Mais jusque-là, ni les autorités du Yakkagala ni le conservateur du musée de Ranapura n’avaient manifesté beaucoup d’enthousiasme pour la cloche maudite de Kalidasa. La dernière fois qu’elle avait sonné, la montagne avait été balayée par cette brève mais mémorable tempête – un vrai vent de changement. En ce moment, l’air était presque immobile, tandis que Morgan et ses collaborateurs marchaient lentement vers la capsule qui attendait, étincelante sous les lumières d’inspection. Quelqu’un avait peint la désignation ARAIGNÉE TYPE II sur le bas de la cabine ; et au-dessous de cela avait été griffonnée la promesse : NOUS LIVRONS À DOMICILE. J’espère bien, pensa Morgan…

Chaque fois qu’il venait là, il trouvait plus difficile de respirer et il jouissait d’avance du flot d’oxygène qui emplirait bientôt ses poumons essoufflés. Cependant CORA, à son grand soulagement, n’avait jamais émis même un premier avertissement lorsqu’il visitait le sommet ; le régime que lui avait ordonné le Dr Sen semblait opérer admirablement.

Tout avait été embarqué dans l’Araignée, qui avait été soulevée sur vérins afin que la batterie supplémentaire puisse être accrochée en dessous. Les mécaniciens effectuaient encore à la hâte des réglages de dernière minute et déconnectaient des câbles électriques ; leur fouillis sous les pieds aurait pu présenter quelque risque pour un homme peu habitué à marcher en scaphandre spatial.

Le Flexisuit de Morgan n’était arrivé de Gagarine que depuis une trentaine de minutes seulement et, durant un moment, il avait envisagé de partir sans scaphandre. L’Araignée type II était un véhicule beaucoup plus sophistiqué que le prototype simple qu’avait utilisé Maxine Duval ; en fait, c’était un minuscule vaisseau spatial avec son propre système de maintien de la vie. Si tout allait bien, Morgan pourrait l’accoupler au sas en dessous de la Tour, prévu depuis des années exactement pour cela. Mais un scaphandre procurait non seulement une assurance en cas de problème d’amarrage mais aussi une beaucoup plus grande liberté d’action. Presque collant, le Flexisuit n’avait que très peu de ressemblance avec l’encombrante armature des premiers astronautes et même, lorsqu’il serait pressurisé, gênerait à peine ses mouvements. Il avait eu l’occasion de voir chez ses fabricants la démonstration de quelques acrobates en scaphandre spatial se terminant par un combat à l’épée et un ballet. Ce dernier était hilarant mais il avait prouvé les assertions de celui qui avait dessiné le Flexisuit.