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Il avait presque oublié sa mission, et ce fut nettement un choc quand il fut rappelé à son devoir.

— Comment se maintient l’énergie ? interrogea Kingsley. Il ne vous reste qu’une vingtaine de minutes avec cette batterie.

Morgan consulta le tableau de bord.

— Elle est tombée à quatre-vingt-quinze pour cent, mais ma vitesse de montée a augmenté de cinq pour cent. Je fais deux cent dix kilomètres à l’heure.

— C’est à peu près correct. L’Araignée profite de la diminution de la pesanteur, celle-ci a déjà baissé de dix pour cent à votre altitude.

Ce n’était pas assez pour être remarqué, particulièrement si l’on était attaché sur un siège et portait un scaphandre spatial de plusieurs kilos. Cependant Morgan se sentait positivement léger et il se demanda s’il ne prenait pas trop d’oxygène.

Non, le débit était normal. Cela devait venir de la pure griserie produite par le merveilleux spectacle au-dessous de lui, bien qu’il allât en diminuant à présent, reculant vers le nord et vers le sud comme s’il se retirait vers ses forteresses polaires. Cela, et aussi le contentement d’une tâche bien commencée, en utilisant une technologie qu’aucun homme n’avait jamais poussée jusqu’à de telles limites.

Cette explication était parfaitement raisonnable mais il n’en était pas satisfait. Elle ne justifiait pas entièrement son sentiment de bonheur – et même de joie. Warren Kingsley qui était grand amateur de plongée, lui avait souvent dit qu’il ressentait ce genre d’émotion dans l’environnement sans pesanteur de la mer. Morgan ne l’avait jamais partagée mais maintenant il comprenait ce que cela devait être. Il semblait avoir abandonné tous ses soucis en bas sur la planète cachée sous les enroulements et les entrelacs de l’aurore polaire.

Les étoiles reprenaient leur éclat, n’étant plus concurrencées par cette étrange intrusion venue des pôles. Morgan se mit à chercher le zénith, sans grand espoir d’ailleurs, se demandant si la Tour n’était pas encore en vue. Mais il ne put distinguer que les premiers mètres, encore éclairés par la faible lumière aurorale, de l’étroit ruban que grimpait l’Araignée à une allure rapide et régulière. Cette mince bande dont dépendait à présent sa vie – et celle de sept autres personnes – était si uniforme, si égale qu’elle ne donnait aucun indice de la vitesse de la capsule. Morgan avait de la difficulté à croire que celle-ci fonçait grâce à son mécanisme de propulsion à plus de deux cents kilomètres à l’heure. Et à cette pensée, il revint soudain à son enfance et sut la source de son contentement.

Il s’était vite remis de la perte de son premier cerf-volant et était passé à d’autres plus grands et mieux construits. Puis, juste avant de découvrir le Meccano et d’abandonner définitivement les cerfs-volants, il avait pendant un moment expérimenté des parachutes jouets. Morgan aimait à croire qu’il en avait eu lui-même l’idée, bien qu’il pût très bien l’avoir rencontrée quelque part dans ce qu’il avait lu ou vu. La technique était si simple qu’elle devait avoir été réinventée par des générations et des générations de jeunes garçons.

Il avait d’abord taillé un petit morceau de bois plat et mince d’environ cinq centimètres de long et y avait fixé deux attaches trombones. Puis il avait passé celles-ci dans la ficelle du cerf-volant de telle façon que ce petit dispositif pût glisser facilement en montant et en descendant. Ensuite, il avait fabriqué un parachute en papier de soie, de la taille d’un mouchoir, avec des suspentes en fil ; un petit carré de carton servait de charge utile. Une fois ce carré de carton attaché à la planchette par un élastique – pas trop serré –, tout était prêt à fonctionner.

Poussé par le vent, le petit parachute monterait le long de la ficelle, jusqu’au cerf-volant. Alors Morgan donnerait une forte secousse, et le carré de carton glisserait hors de l’élastique. Le parachute s’envolerait dans le ciel tandis que le cavalier de bois et de carton reviendrait rapidement dans sa main, tout prêt pour un autre lancement.

Avec quelle envie avait-il regardé ses petits parachutes s’en aller doucement au-dessus de la mer ! La plupart tombaient à l’eau avant d’avoir fait même un kilomètre mais parfois l’un d’eux maintenait bravement son altitude jusqu’à ce qu’il disparût à sa vue. Il aimait imaginer que ces voyageurs chanceux atteignaient les îles enchanteresses du Pacifique, mais bien qu’il eût écrit son nom et son adresse sur les carrés de carton, il n’avait jamais reçu de réponse.

Morgan ne put s’empêcher de sourire à ces souvenirs.

— Arrivons aux trois cent quatre-vingts kilomètres, annonça Kingsley. Où en est le niveau d’énergie ?

— Commence à baisser… vers quatre-vingt-cinq pour cent… la batterie est en train de faiblir.

— Bon, si elle tient encore vingt kilomètres, elle aura rempli sa tâche. Comment vous sentez-vous ?

— Je me sens très bien, dit-il. Si nous pouvions garantir un spectacle comme celui-là à tous nos passagers, nous ne pourrions pas faire face à l’affluence.

— Peut-être cela pourrait-il s’arranger, dit Kingsley en riant. Nous pourrions demander au Contrôle Mousson de balancer quelques tonneaux d’électrons aux endroits voulus. Ça n’entre pas exactement dans leur activité habituelle, mais ils ont le talent d’improviser… n’est-ce pas ?

Morgan eut un petit rire mais ne répondit pas. Ses yeux étaient fixés sur le tableau d’instruments, où le niveau d’énergie et la vitesse de montée tombaient visiblement tous les deux. Mais cela n’avait rien d’alarmant. L’Araignée avait fait trois cent quatre-vingt-cinq des quatre cents kilomètres escomptés et la batterie auxiliaire avait encore un peu de puissance restante.

À trois cent quatre-vingt-dix kilomètres, Morgan commença à réduire la vitesse de montée jusqu’à ce que l’Araignée grimpe de plus en plus lentement. Bientôt la capsule ne monta plus qu’à peine et s’arrêta finalement juste au-dessous des quatre cent cinq kilomètres.

— Je largue la batterie, annonça Morgan. Attention à vos têtes.

On avait également réfléchi à un moyen de récupérer cette lourde et coûteuse batterie, mais on n’avait pas eu le temps d’improviser un système de freinage qui l’aurait laissée glisser doucement sans dommage comme l’un des cavaliers de Morgan sur la ficelle de ses cerfs-volants. Et même si l’on avait eu un parachute, on aurait craint que sa voilure puisse s’emmêler dans le ruban. Heureusement, la zone d’impact, à dix kilomètres exactement à l’est du terminus terrestre, se situait dans une jungle épaisse. La faune de Taprobane devrait courir sa chance et Morgan était prêt à en discuter avec le Département de Protection de la Nature plus tard.

Il tourna la clef de sécurité et appuya sur le bouton rouge qui allumait les charges explosives ; l’Araignée fut brièvement secouée à leur détonation. Puis Morgan brancha la batterie intérieure, desserra lentement les freins à friction et remit en marche les moteurs.

La capsule entama la dernière partie de son voyage. Mais un coup d’œil sur le tableau d’instruments montra à Morgan que quelque chose n’allait pas du tout. L’Araignée aurait dû grimper à plus de deux cents kilomètres à l’heure, elle en faisait moins de cent, même à pleine puissance. Aucun essai ni calcul n’était nécessaire ; le diagnostic de Morgan fut instantané car les chiffres parlaient d’eux-mêmes. Malade de frustration, il appela la Terre.

— Ça va mal, dit-il. Les charges ont explosé… mais la batterie ne s’est pas détachée, quelque chose la retient encore.