Morgan s’était toujours considéré, à juste titre, raisonnablement positif et peu sentimental, nullement sujet à des accès d’émotion. Cependant, maintenant, à son grand embarras – il espérait que ses compagnons ne le remarqueraient pas – il sentait ses yeux s’emplir de larmes soudaines. Comme il était ridicule, se disait-il avec colère, qu’une musique à la saccharine et un récit pleurnichard puissent avoir un pareil impact sur un homme de bon sens ! Il n’aurait jamais cru que la vue du petit singe-jouet d’un enfant aurait pu le faire pleurer.
Et puis il sut, dans un brusque éclair de mémoire qui le ramena un peu plus de quarante ans en arrière, pourquoi il avait été si profondément ému. Il revit le cerf-volant qu’il aimait tant faire zigzaguer et ondoyer au-dessus du parc de Sydney où il avait passé une grande partie de son enfance. Il pouvait sentir la chaleur du soleil, le vent léger sur son dos nu – le vent traître qui tomba si brusquement que le cerf-volant plongea vers le sol. Il se prit dans les branches du chêne géant qui était censé être plus vieux même que le pays, et lui, sottement, il avait tiré sur la ficelle, essayant de le dégager. C’était sa première leçon sur la force de résistance des matériaux et une leçon qu’il n’oublierait jamais.
La ficelle avait cassé, juste à l’endroit où elle s’était accrochée, et le cerf-volant avait été follement emporté par le vent dans le ciel d’été, perdant lentement de la hauteur. Il avait dévalé jusqu’au bord de l’eau, espérant que son cerf-volant tomberait sur la terre mais le vent n’avait pas écouté les prières d’un petit garçon.
Pendant un long moment, il était resté là à pleurer, regardant les débris qui s’en allaient à la dérive, comme un voilier démâté, à travers le grand port, prenant la direction de la mer jusqu’à ce qu’il les ait perdus de vue. Ç’avait été la première de ces tragédies banales qui forment l’enfance d’un homme, qu’il s’en souvienne ou non.
Pourtant ce que Morgan avait perdu alors n’était qu’un jouet inanimé ; ses larmes étaient plus de frustration que de chagrin. Le prince Kalidasa avait une cause plus profonde à sa douleur. Dans la petite charrette d’or qui avait encore l’air de sortir tout droit de l’atelier du joaillier, se trouvait un petit tas de minuscules os blanchâtres.
Morgan perdit une partie du récit qui suivit ; lorsque ses yeux s’éclaircirent, une douzaine d’années avaient passé, une querelle de famille compliquée se déroulait, et il n’était pas sûr de qui assassinait qui. Lorsque les armées eurent cessé de s’affronter et que le dernier poignard fut tombé, le prince héritier Malgara et la reine-mère s’étaient enfuis en Inde, et Kalidasa s’était emparé du trône, jetant son père en prison dans l’opération.
Que l’usurpateur se soit abstenu d’exécuter Paravana n’était dû à nulle affection filiale mais à sa conviction que le vieux roi possédait encore quelque trésor secret qu’il gardait pour Malgara. Tant que Kalidasa le croyait, Paravana savait qu’il était à l’abri mais, à la fin, il eut assez de cette tromperie.
— Je vous montrerai ma vraie richesse, dit-il à son fils. Donnez-moi un char et je vous y conduirai.
Mais pour son dernier voyage, à la différence d’Hanuman, Paravana n’eut qu’un vieux chariot tiré par des bœufs. Les Chroniques relatent qu’il avait une roue en mauvais état qui grinça tout au long du chemin… le genre de détail qui doit être vrai car personne ne se serait donné la peine de l’inventer.
À la surprise de Kalidasa, son père donna l’ordre de le conduire au grand lac artificiel qui irriguait le royaume central, et dont la réalisation avait occupé la plus grande partie de son règne. Il marcha le long du bord de l’énorme digue et considéra sa propre statue, deux fois grandeur nature, dont le regard était dirigé loin par-dessus l’eau.
— Adieu, vieil ami, dit-il, s’adressant à la haute image de pierre qui symbolisait sa puissance et sa gloire perdues, et qui tenait à jamais dans ses mains la carte de la mer intérieure. Préserve mon héritage.
Puis, étroitement surveillé par Kalidasa et ses gardes, il descendit les marches du déversoir, ne s’arrêtant même pas au bord du lac. Lorsqu’il fut dans l’eau jusqu’à la taille, il en prit un peu dans ses mains et la jeta sur sa tête, puis il se tourna vers Kalidasa avec un orgueil triomphant.
— Voilà, mon fils, s’écria-t-il avec un large geste vers l’immense étendue d’eau pure et fécondatrice. Voilà… c’est là toute ma richesse !
— Tuez-le ! hurla Kalidasa, fou de rage et de désappointement.
Et les soldats obéirent.
Ainsi Kalidasa devint le maître de Taprobane mais à un prix que peu d’hommes voudraient payer. Car, comme le rapportent les Chroniques, il vécut toujours « dans la crainte de l’autre monde, et de son frère ». Tôt ou tard, Malgara reviendrait pour reconquérir son trône légitime.
Pendant quelques années, comme la longue suite de rois qui l’avait précédé, Kalidasa tint sa cour à Ranapura. Puis, pour des raisons sur lesquelles l’histoire reste muette, il abandonna la capitale royale pour le monolithe rocheux, isolé, du Yakkagala, à quarante kilomètres de distance dans la jungle. Certains arguèrent qu’il recherchait une forteresse imprenable, où il serait à l’abri de la vengeance de son frère. Pourtant, à la fin, il dédaigna sa protection… et si ce n’était qu’une citadelle, pourquoi le Yakkagala fut-il entouré d’immenses jardins de plaisir dont la construction dut demander autant de travail que les murs et les fossés eux-mêmes ? Par-dessus tout, pourquoi les fresques ?
Tandis que le narrateur posait cette question, la face ouest entière du Rocher surgit hors de l’obscurité – pas telle qu’elle était à présent mais comme elle avait dû être voilà deux mille ans. Une bande, qui débutait à cent mètres du sol et courait sur toute la largeur du Rocher, avait été aplanie et recouverte de plâtre, sur lequel étaient peints les portraits de dizaines de femmes ravissantes, en buste – grandeur nature. Certaines étaient de profil, d’autres de face et toutes suivaient le même modèle de base.
La peau ocrée, les seins voluptueux, elles n’étaient vêtues que de bijoux ou des voiles les plus transparents. Certaines avaient des coiffures hautes et compliquées ; d’autres, apparemment, des couronnes. Beaucoup portaient des corbeilles de fleurs, ou tenaient une seule fleur serrée délicatement entre le pouce et l’index. Quoique la moitié à peu près eussent la peau plus sombre que leurs compagnes et parussent être des servantes, elles n’étaient pas moins coiffées avec art et parées de bijoux.
« Autrefois, il y avait plus de deux cents de ces portraits, mais les pluies et les vents des siècles les ont tous détruits, sauf vingt qui se trouvaient protégés par une corniche du Rocher en surplomb…»
L’image grossit en se rapprochant ; une à une, les dernières survivantes du rêve de Kalidasa sortirent de l’ombre, sur la musique rebattue et cependant singulièrement appropriée de la Danse d’Anitra. Dégradées comme elles l’étaient par les intempéries, le délabrement et même les vandales, elles n’avaient rien perdu de leur beauté au cours des âges. Les couleurs étaient encore fraîches, nullement ternies par la lumière de plus d’un million de soleils couchants. Déesses ou femmes, elles avaient gardé vivante la légende du Rocher.
« Personne ne sait qui elles étaient, ce qu’elles représentaient, ni pourquoi elles furent peintes avec tant de peine dans un endroit si inaccessible. La théorie favorite veut qu’elles soient des êtres célestes et que tous les efforts de Kalidasa ici aient été voués à la création d’un paradis sur terre, avec les déesses qui l’accompagnent. Peut-être se croyait-il lui-même un dieu-roi, comme l’avaient fait les Pharaons d’Égypte ; peut-être est-ce pourquoi il leur a emprunté l’image du Sphinx, pour garder l’entrée de son palais. »