— Et dire que, durant toutes ces années, Van, j’ai pensé que vous étiez l’ingénieur en chef de ce projet. Supposons que ce soit vingt mètres…
Le cri dont explosa Morgan l’empêcha de terminer sa phrase.
— Quel idiot je suis ! Dites à Sessui que j’entrerai dans le sas d’amarrage dans… oh ! quinze minutes.
— Quatorze et demie, si vous avez correctement estimé la distance.
C’était tout de même une déclaration risquée et Morgan souhaita que Kingsley ne l’ait pas avancée. Les systèmes d’amarrage ne se verrouillaient pas toujours convenablement, à cause d’erreurs minimes dans les tolérances à la fabrication. Et bien sûr, on n’avait jamais eu l’occasion de vérifier ce système en particulier.
Il ne ressentait qu’un léger embarras de sa défaillance mentale. Après tout, dans un moment d’extrême tension, un homme pouvait oublier son numéro de téléphone et même sa date de naissance. Et jusqu’à cet instant, le facteur qui dominait à présent la situation avait paru avoir si peu d’importance qu’il pouvait être oublié.
Tout cela était une affaire de relativité. Il ne pouvait pas atteindre la Tour mais celle-ci le rejoindrait – à son allure inexorable de deux kilomètres par jour.
55
Amarrage solide
Le record pour une journée de construction avait été de trente kilomètres alors que la partie la plus mince et la plus légère de la Tour était en cours d’assemblage. À présent que la partie la plus massive – l’assise même de la structure – était près d’être terminée en orbite, l’allure était tombée à deux kilomètres. C’était tout à fait suffisant ; cela donnerait le temps à Morgan de vérifier l’alignement du système d’accouplement et de repasser dans sa tête les quelques secondes plutôt délicates entre la confirmation de l’amarrage solide et le déblocage des freins de l’Araignée. S’il les laissait serrés trop longtemps, il se produirait une très inégale épreuve de force entre la capsule et les mégatonnes en mouvement de la Tour.
Ce fut un quart d’heure bien long mais détendu – assez de temps, espéra Morgan, pour pacifier CORA. Vers la fin, tout sembla se passer très vite et, au dernier moment, il eut l’impression d’être une fourmi sur le point d’être écrasée sous un marteau-pilon, lorsque la masse énorme dans le ciel descendit sur lui. À une seconde, la base de la Tour était encore à des mètres de distance ; un instant après, il sentit et entendit l’impact du mécanisme d’accouplement.
De nombreuses vies dépendaient à présent de l’habileté et du soin avec lesquels les ingénieurs et les mécaniciens avaient, voilà des années, fait leur travail. Si les systèmes d’accouplement ne s’alignaient pas dans les limites de tolérance admises ; si le joint n’était pas étanche… Morgan essaya d’interpréter le mélange de bruits confus qui lui parvenait aux oreilles mais il n’était pas assez expert pour en déchiffrer la signification.
Puis comme un signal de victoire, l’indication AMARRAGE ACHEVÉ s’illumina sur le tableau de bord. Il se passerait encore dix secondes avant que les éléments télescopiques puissent absorber le mouvement d’avancement de la Tour ; Morgan en utilisa la moitié avant de desserrer les freins avec prudence. Il était prêt à les bloquer de nouveau si l’Araignée se mettait à glisser en arrière, mais les senseurs disaient la vérité. La Tour et la capsule étaient, à présent solidement accouplées. Morgan n’avait plus qu’à grimper les quelques barreaux d’une petite échelle et il aurait atteint son but.
Après en avoir informé les auditeurs exultant de joie sur la Terre et à la station intermédiaire, il resta assis un moment à reprendre son souffle. Étrange de penser que c’était sa seconde visite, mais il ne pouvait se rappeler que peu de chose de la première, voilà douze ans de cela et à trente-six mille kilomètres de distance. À l’occasion de ce qu’on avait appelé, par manque d’une meilleure expression, la pose des fondations, il y avait eu une petite fête dans le Sous-Sol et de nombreux toasts en apesanteur avaient été portés en les faisant gicler des fioles de plastique souple. Car ce n’était pas seulement la toute première partie de la Tour à être construite mais ce serait aussi la première qui toucherait la Terre à la fin de sa longue descente depuis l’orbite. Une petite cérémonie semblait donc s’imposer et Morgan se souvenait à présent que même son vieil ennemi, le sénateur Collins, avait poussé la bonne volonté jusqu’à être présent et lui souhaiter bonne chance dans une allocution, non sans quelques pointes, mais plutôt aimable. L’occasion présente justifiait encore mieux une célébration.
Déjà Morgan pouvait faiblement entendre de l’autre côté de la porte du sas un tambourinement de bienvenue. Il défit sa ceinture de sécurité, sortit aisément de son siège et se mit à grimper l’échelle. L’écoutille d’en haut lui opposa une certaine résistance, comme si les puissances liguées contre lui se livraient encore à une dernière petite démonstration, et il y eut un sifflement d’air tandis que les pressions s’équilibraient. Puis le panneau circulaire bascula vers le bas et des mains empressées l’aidèrent à se hisser dans la Tour. Lorsque Morgan prit sa première respiration de l’air fétide, il se demanda comment qui que ce soit pouvait avoir survécu là ; il se sentit tout à fait certain que si sa mission avait échoué, une seconde tentative serait venue trop tard.
La petite pièce nue, triste, n’était éclairée que par deux panneaux solaires fluorescents qui avaient patiemment capté et libéré les radiations lumineuses du soleil depuis plus de dix ans, en prévision de la situation critique qui s’était finalement présentée. Leur lumière révélait une scène qui aurait pu sortir d’une ancienne guerre ; des réfugiés sans logis, aux vêtements fripés, d’une ville dévastée ; entassés dans un abri avec les quelques biens qu’ils avaient pu sauver. Peu de réfugiés de ce genre auraient cependant porté des sacs marqués PROTECTION, COMPAGNIE DES HÔTELS LUNAIRES, PROPRIÉTÉ DE LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DE MARS ou l’inscription partout présente : PEUT/NE PEUT PAS/ÊTRE EMMAGASINÉ SOUS VIDE. Et ils n’auraient pas été aussi heureux ; même ceux qui étaient couchés pour économiser de l’oxygène, réussirent à sourire ou à faire un faible geste de la main. Morgan avait à peine pu leur rendre leur salut lorsque ses jambes cédèrent sous lui et qu’il perdit connaissance. Jamais auparavant dans sa vie il ne s’était évanoui et, quand la bouffée d’oxygène froid le ranima, sa première réaction fut un extrême embarras. Ses yeux s’accommodèrent lentement et il vit des formes masquées penchées sur lui. Durant un instant, il se demanda s’il était à l’hôpital, puis son cerveau et sa vision revinrent à la normale. Alors qu’il était encore inconscient, son précieux chargement devait avoir été déchargé.
Ces masques étaient ceux qu’il avait amenés à la Tour ; portés sur la bouche et le nez, ils arrêtaient le gaz carbonique mais laissaient passer l’oxygène. Simples quoique technologiquement sophistiqués, ils permettaient à des hommes de survivre dans une atmosphère qui, autrement, les aurait instantanément asphyxiés. Ils exigeaient un léger effort supplémentaire pour respirer mais la nature ne donne jamais rien gratuitement – ce n’était vraiment pas un prix élevé à payer.
Plutôt chancelant mais refusant toute aide, Morgan se remit sur ses pieds et put enfin faire connaissance avec les hommes et les femmes qu’il avait sauvés. Une chose l’inquiétait encore : pendant qu’il était inconscient est-ce que CORA avait prononcé l’un de ses petits discours convenus ? Il ne souhaitait pas soulever la question mais il se demandait…