La face ouest ressemblait exactement à la face nord, à part l’absence d’un sas. De nouveau, il n’y avait aucun signe de dommage, même si l’explosion en avait été plus proche.
Réprimant une envie de se hâter – après tout, il n’était dehors que depuis trois minutes seulement –, Morgan gagna doucement le coin suivant. Même avant de l’avoir franchi, il put voir qu’il ne terminerait pas le circuit de la Tour qu’il avait projeté. La passerelle avait été arrachée et pendait à présent dans l’espace, comme une bande de métal tordue. Le filet de sécurité avait complètement disparu, sans doute déchiré par la capsule de transport dans sa chute.
« Je ne vais pas forcer la chance », se dit Morgan. Mais il ne put résister à la tentation de jeter un coup d’œil de l’autre côté du coin, en s’accrochant à la partie du garde-fou qui restait encore.
Il y avait pas mal de débris enfoncés dans la voie, et la paroi de la Tour avait été ternie par l’explosion. Cependant, pour autant que Morgan put le voir, même là, il n’y avait rien qui ne puisse être remis en ordre en deux heures par quelques hommes munis de chalumeaux d’oxycoupage. Il en donna une description détaillée à Chang qui exprima son soulagement et pressa Morgan de rentrer dans la Tour aussi vite que possible.
— Ne vous inquiétez pas, dit l’ingénieur, j’ai encore dix bonnes minutes et seulement trente mètres à faire. Je pourrais me débrouiller avec l’air que j’ai en ce moment dans les poumons.
Mais il n’avait aucune intention de le tenter. Il avait déjà eu suffisamment d’émotions pour une seule nuit. Plus que suffisamment, si CORA devait être crue ; à partir d’à présent, il obéirait implicitement à ses ordres.
Lorsqu’il fut revenu à la porte ouverte du sas, il resta quelques derniers instants près du garde-fou, baigné par la fontaine de lumière qui jaillissait du sommet de Sri Kanda loin en dessous de lui. Elle projetait son ombre verticalement sur la Tour. Cette ombre qui s’allongeait immensément vers les étoiles devait s’étendre sur des milliers de kilomètres, et il vint à l’idée de Morgan qu’elle pouvait même atteindre la capsule qui, en ce moment, descendait rapidement de la station 10K. S’il agitait les bras, les sauveteurs pourraient peut-être voir ses signaux et il pourrait leur « parler » en code Morse.
Cette idée amusante lui inspira une pensée plus sérieuse. Ne vaudrait-il pas mieux pour lui d’attendre ici, avec les autres, au lieu de risquer le retour sur la Terre dans l’Araignée ? Mais la remontée à la station intermédiaire où il pourrait recevoir de bons soins médicaux prendrait une semaine. Ce n’était pas une décision raisonnable, puisqu’il pouvait être revenu sur la Sri Kanda en moins de trois heures.
Il était temps de rentrer – son air devait commencer à baisser et il n’y avait rien de plus à voir. C’était d’une ironie désolante, si l’on considérait la vue spectaculaire qu’on aurait normalement de là, de jour et de nuit. Mais, à présent, la planète en bas et le ciel en haut étaient tous deux effacés par l’aveuglante clarté venant de la Sri Kanda ; il flottait dans un petit univers de lumière, entouré d’obscurité absolue de tous côtés. Il était presque impossible de croire qu’il était dans l’espace, si ce n’était qu’à cause de sa sensation de pesanteur, il se sentait tout aussi en sécurité que s’il se trouvait sur la montagne elle-même, et non pas six cents kilomètres au-dessus. C’était là une idée à savourer et à ramener sur la Terre.
Il caressa la surface lisse, solide, de la Tour, plus énorme en comparaison pour lui qu’un éléphant pour une amibe. Mais une amibe ne pourrait jamais s’imaginer un éléphant – et encore moins en créer un.
— Au revoir, sur la Terre dans un an, murmura Morgan et lentement il ferma la porte du sas derrière lui.
57
La dernière aube
Morgan ne resta dans le Sous-Sol que cinq minutes ; ce n’était pas le moment d’échanger des politesses et il ne voulait pas consommer de ce précieux oxygène qu’il avait amené ici avec tant de difficulté. Il serra les mains à la ronde et réintégra rapidement l’Araignée.
Il était agréable de respirer de nouveau sans masque, encore plus de savoir que sa mission avait été un succès complet et qu’il serait, dans moins de trois heures, de retour en sécurité sur la Terre. Pourtant, après tout l’effort qu’il avait fallu pour atteindre la Tour, ce n’était qu’à regret que Morgan en repartait pour s’abandonner de nouveau à la force de la pesanteur – même si celle-ci le ramenait sur Terre. Néanmoins, il libéra bientôt les verrous d’amarrage et commença la descente, perdant tout poids durant plusieurs secondes.
Lorsque l’indicateur de vitesse atteignit trois cents kilomètres à l’heure, le système automatique de freinage entra en action et son poids lui revint. La batterie brutalement épuisée allait maintenant se recharger, mais elle devait avoir été endommagée de manière irréparable et devrait être mise au rebut.
Il y avait là un rapprochement inquiétant. Morgan ne put éviter de penser à son corps surmené, mais un orgueil entêté l’empêchait encore de demander qu’un médecin se tienne prêt. Il avait fait un petit pari avec lui-même ; il ne ferait cela que si CORA parlait de nouveau.
Elle était muette pour le moment, tandis qu’il descendait rapidement dans la nuit. Morgan se sentait totalement détendu et il laissait l’Araignée se débrouiller toute seule pendant qu’il admirait le ciel. Peu de vaisseaux spatiaux en offraient une vision aussi panoramique, et peu d’hommes avaient jamais pu voir les étoiles en d’aussi superbes conditions. L’aurore polaire avait complètement disparu, le projecteur avait été éteint et il ne restait rien pour défier les constellations.
Sauf, bien sûr, les étoiles que l’homme lui-même avait fabriquées. Presque tout droit au-dessus de lui se trouvait le point éblouissant d’Ashoka, éternellement suspendu au-dessus de l’Hindoustan – et à quelques centaines de kilomètres seulement du complexe de la Tour. À mi-chemin vers l’est, brillait Confucius et encore beaucoup plus bas, Kamehameha, tandis que très haut vers l’ouest, étincelaient Kinte et Imhotep. Ces derniers n’étaient que les signaux les plus lumineux le long de l’équateur, il en existait littéralement des vingtaines d’autres, tous beaucoup plus brillants que Sirius. Des anciens astronomes auraient été bien étonnés de ce collier autour du ciel et lui-même fut déconcerté lorsque au bout d’une heure ou à peu près d’observation, il découvrit qu’ils étaient tout à fait immobiles – ne se levant ni ne se couchant alors que les étoiles familières défilaient en poursuivant leur course éternelle.
Tandis qu’il contemplait le collier de diamants alignés dans le ciel, l’esprit somnolent de Morgan le transforma en quelque chose de beaucoup plus impressionnant. Avec seulement un petit effort d’imagination, ces étoiles de fabrication humaine devinrent les lumières d’un pont titanesque… Il se laissa aller à des songeries encore plus fantastiques. Quel était le nom de ce pont conduisant au Walhalla par lequel les héros des légendes nordiques passaient de ce monde dans l’autre ? Il ne pouvait s’en souvenir mais c’était un rêve grandiose. Et d’autres êtres, longtemps avant l’homme, avaient-ils tenté en vain d’enjamber les cieux de leurs propres mondes ? Il pensait aux splendides anneaux qui encerclaient Saturne, aux arcs fantomatiques d’Uranus et de Neptune. Quoiqu’il sût parfaitement bien qu’aucun de ces mondes n’avait jamais vu trace de vie, cela l’amusait de supposer que c’étaient là les débris de ponts qui n’avaient pas réussi.