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La scène changea maintenant pour une vue éloignée du Rocher qu’on voyait se refléter dans le petit lac à son pied. L’eau trembla, les contours du Yakkagala ondoyèrent et semblèrent se dissoudre. Lorsqu’ils se reformèrent, le Rocher était couronné de murs, de remparts, et de hautes tours accrochés à toute sa partie supérieure. Il était impossible de les voir nettement, ils restaient cruellement flous, comme les images d’un rêve. Nul ne saurait jamais l’aspect que le palais aérien de Kalidasa avait réellement eu, avant qu’il fût détruit par ceux qui voulaient faire complètement disparaître même son nom.

« Et il vécut là, durant près de vingt ans, attendant le destin qui, il le savait, adviendrait. Ses espions devaient lui avoir dit qu’avec l’aide des rois du sud de l’Hindoustan, Malgara rassemblait patiemment ses armées.

» Et enfin Malgara vint. Du sommet du Rocher, Kalidasa vit les envahisseurs arriver du nord. Peut-être croyait-il sa forteresse imprenable mais il n’en fit pas l’épreuve. Car il quitta la sécurité de sa grande citadelle et en sortit à cheval pour aller à la rencontre de son frère, dans le terrain neutre entre les deux armées. On donnerait beaucoup pour savoir quelles paroles ils prononcèrent, dans cette dernière entrevue. Certains disent qu’ils s’embrassèrent avant de se séparer ; c’est peut-être vrai.

» Puis leurs armées s’affrontèrent comme les vagues de la mer. Kalidasa se battait sur son propre territoire, à la tête d’hommes qui connaissaient le pays, et il sembla, d’abord, que la victoire serait à lui. Mais il se produisit un autre de ces accidents qui déterminent le sort des nations.

» Le grand éléphant de guerre de Kalidasa, caparaçonné de la bannière royale, se détourna de son chemin pour éviter un morceau de terrain marécageux. Les défenseurs crurent que le roi battait en retraite. Leur moral se brisa ; ils s’éparpillèrent, relatent les Chroniques, comme la balle du blé secoué dans un van.

» Kalidasa fut retrouvé sur le champ de bataille, mort de sa propre main. Malgara devint roi. Et le Yakkagala fut abandonné à la jungle, pour ne pas être redécouvert avant dix-sept cents ans. »

5

À travers le télescope

« Mon vice secret », ainsi l’appelait Rajasinghe, avec un amusement forcé mais aussi avec regret. Des années s’étaient écoulées depuis qu’il était monté sur le sommet du Yakkagala et bien qu’il pût s’y fendre par la voie des airs chaque fois qu’il le désirait, cela ne donnait pas la même sensation de contentement. Le faire de la manière facile négligeait les détails architecturaux les plus fascinants de l’ascension ; nul ne pouvait espérer comprendre la pensée de Kalidasa sans suivre ses traces tout au long du chemin depuis les Jardins de Plaisir jusqu’au palais aérien.

Cependant, il existait un moyen qui pouvait donner à un homme vieillissant une satisfaction considérable. Voilà des années, il avait acheté un télescope compact et puissant de vingt centimètres ; à travers cet instrument, il pouvait parcourir toute la paroi ouest du Rocher, retraçant le chemin qu’il avait suivi jusqu’au sommet tant de fois dans le passé. Lorsqu’il regardait dans le binoculaire, il pouvait facilement s’imaginer suspendu dans l’air, assez près de la paroi abrupte de granit pour tendre la main et la toucher.

À la fin de l’après-midi, quand les rayons du soleil couchant passaient sous la corniche rocheuse qui les protégeait, Rajasinghe faisait une visite aux fresques et rendait hommage aux dames de la cour. Bien qu’il les aimât toutes, il avait ses favorites ; parfois il leur parlait silencieusement, se servant des mots et des phrases les plus archaïques qu’il connût – d’ailleurs tout à fait conscient que son taprobani le plus ancien se situait mille ans dans leur futur.

Cela l’amusait aussi d’observer les vivants et d’étudier leurs réactions tandis qu’ils escaladaient péniblement le Rocher, prenaient des photos les uns des autres sur le sommet ou admiraient les fresques. Ils ne pouvaient avoir aucune idée qu’ils étaient accompagnés par un spectateur invisible – et envieux – se déplaçant sans effort à côté d’eux comme un fantôme muet, et si près qu’il pouvait voir toutes leurs expressions et tous les détails de leur habillement. Car telle était la puissance du télescope que Rajasinghe aurait pu lire sur leurs lèvres pour écouter la conversation des touristes.

Si c’était du voyeurisme, il était assez innocent – et son petit « vice » n’était guère un secret, car il prenait plaisir à le partager avec ses visiteurs. Le télescope fournissait l’une des meilleures introductions au Yakkagala et il servait souvent à d’autres fins utiles. Rajasinghe avait plusieurs fois alerté les gardes de tentatives de chasse aux souvenirs, et plus d’un touriste étonné avait été pris en train de graver ses initiales sur la paroi du Rocher.

Rajasinghe utilisait rarement le télescope le matin, car le soleil était alors du côté opposé du Yakkagala et on ne pouvait pas voir grand-chose sur sa face ouest dans l’ombre. Et autant qu’il pût s’en souvenir, il ne l’avait jamais utilisé si tôt après l’aube, alors qu’il savourait encore la délicieuse coutume locale du « thé au lit » introduite par les planteurs européens trois siècles plus tôt. Pourtant à ce moment, alors qu’il regardait par la large baie qui lui offrait une vue presque totale du Yakkagala, il fut surpris de voir une petite silhouette qui se déplaçait sur la crête du Rocher, et se découpait en partie sur le ciel. Les visiteurs ne grimpaient jamais de si bon matin au sommet – les gardes n’ouvriraient même pas l’ascenseur qui montait aux fresques, avant au moins une heure. Rajasinghe se demanda vaguement qui cet oiseau matinal pouvait être.

Il roula hors du lit, enfila son sarong de batik aux vives couleurs sur son corps nu, sortit ainsi sur la véranda et de là gagna la solide colonne de béton qui soutenait le télescope. Notant, pour la cinquantième fois environ, qu’il devait vraiment se procurer une housse de protection neuve pour l’instrument, il braqua le tube court sur le Rocher.

« J’aurais dû le deviner ! » se dit-il, avec un plaisir considérable, quand il passa au plus fort grossissement. Ainsi donc le spectacle du soir précédent avait impressionné Morgan, comme il devait le faire. L’ingénieur était allé voir par lui-même, dans le peu de temps dont il disposait, comment les architectes de Kalidasa avaient répondu au défi qui leur était porté.

Alors Rajasinghe remarqua quelque chose de tout à fait inquiétant : Morgan marchait d’un pas rapide en suivant l’extrême bord du plateau, à quelques centimètres seulement de l’à-pic dont peu de touristes osaient approcher. Il n’y en avait pas beaucoup qui avaient le courage de s’asseoir dans le Trône même de l’Éléphant, avec leurs jambes pendantes au-dessus de l’abîme ; cependant l’ingénieur était maintenant bel et bien à genoux tout près, ne se tenant à la pierre sculptée que d’un bras négligent – et il se penchait loin dans le vide en examinant la paroi rocheuse au-dessous de lui. Rajasinghe, qui n’avait jamais été très heureux même sur des hauteurs aussi familières que celles du Yakkagala, pouvait à peine supporter de regarder.

Au bout de quelques minutes d’observation incrédule, il décida que Morgan devait être l’une de ces rares personnes qui sont totalement insensibles au vertige. La mémoire de Rajasinghe, qui était encore excellente mais se complaisait à lui jouer des tours, tentait d’attirer son attention sur quelque chose. N’y avait-il pas eu autrefois un Français qui avait traversé les chutes du Niagara sur la corde raide et s’était même arrêté au milieu pour se faire cuire un repas ? Si les témoignages probants n’avaient pas été aussi écrasants, Rajasinghe n’aurait jamais cru une telle histoire.