— Vous avez continué quand même ?
Varegas parut gêné d’abord, puis il haussa les épaules :
— Après tout, je n’ai rien fait de grave, c’est humain. J’avais toute l’essence que je voulais, et je pouvais récupérer du ravitaillement. Suffisamment pour nourrir ma famille. C’est pourquoi j’ai continué.
— Et votre syndicat ?
— Ils faisaient pression sur moi, et me convoquaient. Je n’y allais pas toujours. Ils étaient furieux, me menaçaient, disaient que j’étais un traître, un jaune, un mauvais patriote, que la plupart des partis, de droite bien sûr, avaient déclaré que nul n’était tenu d’obéir à un Président qui avait failli à sa mission. Mais moi, le companero Allende me plaisait assez. J’ai refusé. Et puis un soir, ils m’ont attendu pas loin de mon garage. J’étais seul, et ils avaient des barres de fer. Ils m’ont laissé pour mort, à cause d’un coup sur la tête. Mais je n’avais rien d’autre de cassé. Impossible de conduire. Mon beau-frère faisait ce qu’il pouvait, jusqu’à ce que son camion tombe en panne, puis le mien.
Impossible de trouver les pièces de rechange. Carlos mon beau-frère m’a quitté pour travailler directement avec les véhicules de la C.U.T. C’est pourquoi il a été fusillé, parce qu’il conduisait un véhicule qui ne lui appartenait pas. Le reste vous vous en doutez. La grande dégringolade, et nous voilà ici. Encore heureux que j’aie trouvé cette place d’éboueur.
Kovask lui tendit ses cigarettes, et ils restèrent silencieux. A côté, les enfants chantonnaient une étrange mélopée indienne. La femme, debout devant son fourneau, leur tournait le dos.
— Palacio n’a pas cherché à vous nuire depuis ?
— Non. Pourquoi le ferait-il ? Il m’a ruiné, et pour lui c’est plus important que de m’avoir pris la vie. De plus, il ignore que j’ai relevé les numéros des billets allemands. Il se fout complètement de moi. Mais vous même, señor, comment m’avez-vous retrouvé ?
— J’ai fait une enquête sur le syndicat des transporteurs. Normal, puisqu’il est l’un des principaux artisans de la chute du régime. J’ai obtenu le nom des membres, et j’ai appris que sur huit, sept étaient toujours en place, et très prospères. Qu’ils bénéficiaient des faveurs de la Junte.
— Sauf moi.
— Voilà. Je vous ai fait rechercher. On m’a dit que vous habitiez ici maintenant. Rien de plus difficile.
— Et vous pensiez, qu’il y avait une raison à ma déchéance ?
— J’ai soupçonné quelque chose, mais je n’en savais pas tellement plus.
Varegas regarda ses mains boursouflées.
— C’est dur, le métier. Après le putsch, il a fallu travailler jour et nuit, sou la surveillance des carabiniers, pour vider les rues de toutes les saletés. Nous manquions même de pelles, et nous devions prendre les ordures à pleines mains. Je dois avoir pris une sorte d’eczéma. Mais je ne peux me permettre de me faire soigner. Ils me traiteraient de tire-au-flanc.
— Vous êtes prêts à quitter ce pays ?
— Oui, mais je ne voudrais pas vivre dans le vôtre. Des gens comme nous y seraient trop malheureux. Peut-être que le Mexique…
— Comprenez-moi bien, Varegas, les numéros des billets c’est bien, c’est même très important, mais il me faudrait aussi le nom de cette fille. Il y a une hypothèse. Il est possible qu’elle travaille pour Michaël Mervin, mais ce n’est pas sûr. Pour cela, il faudrait que nous puissions aller ensemble là-bas, pour que vous jetiez un coup d’œil.
— Je travaille toute la journée, señor.
— Ne pouvez-vous prétexter le besoin de soigner votre eczéma ?
— Je ne serai pas payé.
— Je peux vous donner de l’argent. Pour vous dédommager.
Mais il sentait Varegas très fier, et craignait de l’avoir blessé.
— Vous allez collaborer avec moi, il est juste que vous soyez payé pour votre peine.
— Je n’en fais pais une question d’argent. Et puis, si vous prouvez que le Syndicat des transporteurs a reçu de l’argent de la C.I.A., est-ce que cela me vengera de Palacio ? Ce sera un règlement de compte entre votre commission et la C.I.A., mais ça ne changera rien dans ce pays.
— C’est vrai, reconnut le Commander. Mais je peux vous aider à sortir de ce ghetto.
— Je devrais aller témoigner dans votre pays ?
— Oui, ce sera obligatoire.
— Et ils me croiront ?
— Certainement, si nous étayons vos dires. Nous parlerons des billets, de cette fille. Mais il nous faudra rechercher l’origine de l’argent, obtenir aussi le témoignage de cette fille.
Varegas soupira :
— C’est un travail impossible.
— Non. Nous avons l’habitude.
Soudain, il y eut un coup de sifflet strident au-dehors, un bruit de galopade. Varegas se dressa d’un bond, faisant basculer sa chaise.
— Que se passe-t-il ?
— C’est le signal que les forces de l’ordre sont dans la poblacion, dit le Chilien. Il faudrait que vous partiez le plus vite possible maintenant. Vous risquez des ennuis.
Il y avait d’autres bruits de pas.
— Les gens qui ont quelque chose à cacher préfèrent filer. Vous n’allez pas sortir par là… Venez.
Kovask le suivit dans la chambre. A la lueur de la lampe, il vit les gosses sur un lit. Varegas désigna la fenêtre.
— Par là, vous pouvez arriver à filer. Méfiez-vous, il y a un grand fossé pas loin. C’est pourquoi les soldats ne s’y risquent pas. Mais vous verrez deux saules. Vous passerez facilement entre eux. Il y a des pierres qui dépassent de l’eau. Bonne chance, señor.
Kovask prit quelques billets dans sa poche, les lui fourra dans la main.
— Demain, alors ? Quel endroit ?
— Alameda, vers le chantier du métro. Je passerai à l’hôpital avant.
— Onze heures ?
— Entendu.
Une fois dehors, il fonça droit devant lui. La pluie continuait de tomber, mais de puissants phares éclairaient le bidonville, ceux des command-cars qui le cernaient par l’ouest. Il aperçut les deux saules, mais dut tâtonner pour percevoir les pierres qui permettaient de franchir le fossé large de trois mètres, et qui empestait. Il faillit tomber dedans, se rattrapa à temps. Mais ses souliers étaient pleins de boue lorsqu’il atteignit un petit chemin. Il dut marcher encore longtemps, avant de retrouver sa voiture de location, dans un quartier moins lugubre. De temps en temps, il tendait l’oreille, depuis que quelques coups de feu lui étaient parvenus.
Tout en conduisant sa Peugeot 304, il se demandait si la rafle de ce soir n’était pas destinée à le mettre dans une situation embarrassante, mais nul ne savait qu’il devait venir là.
Dans l’hôtel, il s’efforça de passer inaperçu, mais rencontra Marina Samson dans le couloir de son étage. Elle portait une robe légère pour le soir, qui découvrait ses bras, sa gorge et ses cuisses. Son sourire fut assez ironique :
— D’où sortez-vous, grands dieux, ainsi crotté ?
— Je ne sais pas si vous vous en doutez, dit-il, mais il pleut, et il y a des chantiers abandonnés un peu partout dans cette ville.
— Voulez-vous que je vous aide à réparer ces dégâts ? Nous pourrions ensuite aller souper.
Il consulta sa montre.
— Neuf heures seulement, dit-elle en lui prenant le bras. Nous avons tout le temps.
— Jusqu’à minuit, lui rappela-t-il.
— Le sénateur dîne en ville. Je suis libre. Vous savez que dans ces pays, ils servent très tard.