Une silhouette s’interposa entre la lampe et la fenêtre, et la Mamma lui trouva une allure jeune. Mais elle garda cette découverte pour elle.
— On ne voit rien, dit Lascos.
Il devait être myope. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres de la maison.
— Il n’y a pas l’eau courante, chuchota Lascos, et le puits est de ce côté-ci. Vous ne voyez pas une petite construction ?
— Si, dit la Mamma. Vous avez l’électricité ?
— Non. Une installation au gaz. La cuve est sur le côté de la maison. Mais c’est très confortable quand même. Je pourrais faire une citerne ici, et avoir l’eau courante.
A ce moment-là, une porte s’ouvrit, et un grand rectangle de lumière s’allongea derrière la maison. Une silhouette parut, celle d’une fille en pantalon.
— Mon Dieu, gémit Lascos. Blanca.
— Votre fille ?
— Oui… Elle a dû se réfugier là en pensant qu’elle serait tranquille.
Malgré tout ce qu’il lui avait dit dans l’appartement de l’avenue San Miguel, il était ému, et elle pouvait voir ses mains trembler.
— Ils sont certainement plusieurs, dit-elle.
— Ses amis du M.I.R., la gauche révolutionnaire. Ils sont encore plus traqués que les communistes. Mais pourquoi ne vient-elle pas ?
Brusquement, ils aperçurent les ombres qui se déplaçaient entre leur position et la maison. La fille cria quelque chose, et claqua la porte. Les lumières s’éteignirent, mais tout de suite après, la maison fut vivement illuminée par des phares de voitures. Ils pouvaient distinguer les command-cars et les Jeeps.
— Quelqu’un a dû les dénoncer, dit la Mamma. Une chance que nous ne soyons pas en bas.
— Mais ma fille. Ils vont l’arrêter… La torturer. Je ne veux pas ça. Je ne veux pas.
Il se leva d’un bond, pour courir vers la maison, et elle dut le plaquer au sol. Comme elle voulait lui clore la bouche, il la mordit cruellement, et elle l’assomma sans hésiter. Durant ce temps, un mégaphone diffusa une voix menaçante, qui priait les occupants de la maison de sortir les mains sur la tête, sinon, ils seraient tous anéantis à coups de grenades.
— Si vous acceptez, allumez toutes les lampes de la maison.
Pour le moment, la petite villa ne recevait que la lumière des projecteurs. La Mamma se pencha vers Lascos, et se rendit compte qu’il était toujours inconscient. Elle l’avait frappé sèchement, et il en avait pour un moment.
Au bout d’une minute, tout s’éclaira à l’intérieur de la maison de campagne.
— Sortez maintenant les uns derrière les autres, les mains sur la tête. Vous êtes encerclés, sans aucune possibilité de fuir. Au moindre geste suspect, nous ferons feu.
Malheureusement, elle ne put les voir sortir, mais elle les aperçut lorsqu’ils furent regroupés dans la lumière d’un command-car. Ils étaient quatre, et tous très jeunes. Blanca paraissait être la seule fille du groupe. On les fouillait, et puis soudain, un garçon reçut un coup de crosse dans l’estomac. Il se plia en deux, tomba ensuite, toujours courbé. La fille de Lascos se pencha, mais un soldat la tira en arrière, par les cheveux. Elle se redressa, et le gifla. Il lui porta un coup de crosse, qui l’atteignit à l’épaule. Pourtant, elle resta debout, se contentant de masser l’emplacement du coup.
— Que se passe-t-il ? fit Lascos… Vous m’avez frappé…
Elle se pencha vers lui :
— Silence. Voulez-vous qu’ils nous entendent ?
— Ah ! oui… Les soldats. Mon Dieu, Blanca.
Il se mit à pleurer. Les jeunes gens étaient maintenant poussés à l’arrière d’un command-car, et des soldats s’engouffraient à leur suite. Mais le convoi ne démarrait pas. On fouillait visiblement la maison, et des silhouettes ne cessaient de passer devant les lampes à gaz.
— Ma pauvre petite fille, gémissait Lascos… J’aurais dû me montrer moins intransigeant, essayer de la comprendre… Elle doit me mépriser… Et je ne peux rien faire pour elle.
Puis soudain, il prit conscience de la situation :
— Mais, s’ils me recherchent, et qu’ils détiennent ma fille… Ils vont vouloir lui faire dire où je me trouve. Ils la tortureront. Je ne peux pas laisser faire ça. Non, je ne peux pas.
— Du calme, fit la Mamma. Il sera toujours temps de prendre une décision. Vous n’allez quand même pas vous rendre ?
— Vous ne comprenez pas ? Elle ne sait pas où je suis. Elle n’a rien à leur dire, et ils ne la croiront pas.
— D’accord, ils ne la croiront pas. Mais vous, vous pourrez toujours négocier sa liberté.
En fait, elle était très ennuyée, cette arrestation compliquait sa tâche. Jusque-là, Lascos se souciait peu de sa fille, mais le drame rapide qui venait de se dérouler l’avait bouleversé, et d’un coup il redevenait un homme déchiré, conscient de sa paternité. Lui, qui avait rejeté son enfant depuis des années, venait de la retrouver dans des circonstances tragiques.
— Vous me mentez, dit-il… Vous n’accepterez jamais que je me rende. Maintenant, je me fiche de tout.
— D’accord. Vous vous fichez de tout, fit-elle excédée. Mais vous n’arrangerez pas sa situation en courant vers eux. C’est demain, après-demain, qu’ils seront intéressés par une proposition d’échange. Mais aujourd’hui, ils ont la possibilité de vous capturer tous les deux, et ce serait folie que de vous constituer prisonnier.
Ils ressortaient avec des objets dans les mains. Certains étaient déposés dans les véhicules, mais d’autres jetés en tas. Certainement des livres. La Mamma se souvint, que des ouvrages comme : Quai des Brumes, de Mac Orlan, ou Le Pays des Aveugles, de H. — G. Wells, figuraient sur la liste des œuvres interdites !
Bientôt, une flamme monta du tas de livres, qu’un soldait avait arrosés d’essence. Ce rappel de Fahrenheit 451 bouleversa la Mamma. Elle n’aurait jamais cru possible une telle ignominie, pensa que c’était là la preuve que le nouveau régime n’avait qu’une apparence de puissance, mais qu’il était rongé à l’intérieur par la mesquinerie, le fanatisme, et l’imbécilité.
— Vous croyez, qu’ils brûlent mes éditions rares ? demanda Lascos en tremblant de froid.
— Ne pensez pas qu’ils ont eu le temps de faire la discrimination entre bon et mauvais auteurs, lança-t-elle méchamment. Ils brûlent les livres, c’est tout.
Lascos renifla, mais elle espéra que c’était uniquement pour sa fille.
— Ils s’en vont.
Tous les véhicules partaient, en laissant les lampes allumées, et le feu qui s’élevait dans la nuit pluvieuse. Ils restèrent silencieux de longues minutes, regardant les flammes qui ne perdaient pas de leur force, malgré l’eau qui tombait du ciel.
— Nous allons là-bas, dit-elle.
— Ils ne reviendront pas ?
— Non. Vous verrez pourquoi.
Lorsqu’il vit les meubles éventrés, la vaisselle cassée, les linges épars, il comprit ce qu’elle avait voulu dire. Hébété, il ramassa un réveil tout écrasé.
— Voilà les gens que vous avez portés au pouvoir, dit la Mamma avec un regard concentré.
Il lui lança un regard tellement suppliant, qu’elle regretta de s’être laissé aller à sa colère. Elle tira les rideaux épargnés, regarda autour d’elle :
— Je vais mettre de l’ordre. Croyez-vous que vous nous trouverez de quoi manger ?
Lascos, planté au milieu de ce qui avait été une salle à manger, sursauta et fit signe que oui. Il alla dans le couloir, roula un tapis négligé par les soldats, et découvrit une trappe. Il s’enfonça dans le sous-sol, remonta avec un panier rempli de boîtes de conserves et de bouteilles. Durant ce temps, la Mamma avait nettoyé une pièce, mettant de côté les objets intacts, faisant disparaître les morceaux des autres dans un grand sac en toile.