Выбрать главу

Ils mangèrent en silence, la Mamma avec appétit, le Chilien en se forçant.

— Vous dormirez sans vous inquiéter, dit-elle. Moi, j’ai le sommeil léger, et je prendrai mes précautions.

Mais la nuit fut paisible. Le matin vint, dans un brouillard épais, fréquent dans cette région, lui dit Lascos.

— Il faut que je téléphone, dit-elle.

— Ce sera dangereux de le faire depuis le village. Ce sont des gens méfiants.

La Mamma se versa une autre tasse de café, alluma un cigarillo, et les coudes sur la table, le regarda :

— Maintenant, il est temps de parler sérieusement. Vous avez travaillé pour la C.I.A. Vous avez reçu des fonds, pour encourager vos collègues commerçants à dissimuler leurs stocks, et à créer une période de disette. On voyait des files devant toutes les boutiques, et obtenir un bout de pain seulement était toute une affaire. Vous n’avez pas hésité à affamer vos concitoyens, pour une poignée de dollars. Combien vous ont-ils versé ?

Lascos baissait la tête, comme un coupable.

— Je ne suis pas ici pour vous juger. Je veux seulement ces renseignements. Alors ? Combien ?

— Soixante mille marks.

— Des marks ? Allemands ?

— Oui. Les dollars n’ont plus autant de prestige de nos jours. C’est pourquoi on nous payait en marks.

— Vous avez gardé l’argent pour vous, n’est-ce pas ?

Il ne répondit pas, et ce silence équivalait à un aveu.

— Vous en aviez besoin ?

— Je… Pas absolument… Seulement…

— Vous n’en avez jamais assez, n’est-ce pas ? Vous aimez l’argent ?

— Oui, c’est ça. Mais j’étais aussi hostile à Allende et à l’Union populaire. Comme tous les commerçants d’ailleurs.

— C’est votre affaire, dit-elle. Qui vous a remis cette somme.

Il secoua la tête :

— Non… Je ne peux pas vous le dire.

— Vous n’avez pas confiance en moi ?

— J’y étais disposé, mais l’arrestation de ma fille, cette nuit, m’a complètement retourné. J’ai cru que j’allais pouvoir l’embrasser, et au même instant elle était arrêtée… Je ne dois pas parler, pour préserver sa vie, sinon elle est perdue.

— Nous pouvons vous aider, dit la Mamma. Seul, vous ne pouvez rien faire, sinon vous livrer, en espérant qu’ils la relâcheront, s’ils n’ont rien à lui reprocher. Mais, jamais, ils ne vous feront plus confiance. Ils vous enverront dans les nouveaux camps de concentration des îles du Sud, où vous mourrez lentement de froid et de faim.

— Je sais, mais je conserverai une arme contre eux.

— Ecoutez-moi, Lascos. Je suis une femme de parole. Si j’ai promis de vous aider, je le ferai. Alors, qui vous a contacté ?

Il soupira, regarda autour de lui, découvrit son intérieur dévasté, et cela parut l’aider.

— J’ai reçu un coup de fil. On me disait…

— Voix d’homme, ou de femme ?

— Un homme. Il m’a dit qu’il était au courant de mes sentiments patriotiques et nationalistes, que j’occupais un poste de responsabilité au sein de l’Union régionale des commerces d’alimentation, que je pouvais aider au rétablissement d’un gouvernement légal. J’ai voulu savoir à qui j’avais à faire, mais il a refusé de me répondre. Ce fut tout ce jour-là. Mais le lendemain, je recevais la visite d’un membre du Parti Nationaliste clandestin, qui venait me faire de la propagande, m’affirmait que je pouvais les aider, que je ne pouvais les décevoir. Il est revenu plusieurs fois, et un jour il est venu une fille. Elle m’a demandé un entretien particulier.

— Vous la connaissiez ?

— Non, et j’ignore son nom. Une fille quelconque, avec de grosses jambes, assez forte, et des lunettes. Elle avait l’air très sûre d’elle. Je l’ai fait entrer dans le petit bureau de mon magasin, et elle a ouvert sa serviette, en a tiré les soixante mille marks. Toutes ces liasses, sur mon bureau.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Que cet argent était pour moi, à la seule condition, que j’encourage des collègues à la grève perlée, et à la dissimulation des stocks. Qu’on me jugerait sur les résultats obtenus en un mois. Que je devais signer un reçu.

— Vous avez accepté ?

— Tout cet argent m’affolait. Pourtant, j’en possède assez pour vivre, mais je me suis laissé griser. Et puis, j’avais enfin un autre rôle à jouer, que de débiter des produits fins en faisant des courbettes aux dames de la haute bourgeoisie. Je devenais quelqu’un.

— Savez-vous que le fascisme recrute ainsi ses fidèles, parmi les aigris, les insatisfaits sociaux, les commerçants, les petits employés, les petits fonctionnaires ?

— Je ne suis pas fasciste, répliqua-t-il, avec une superbe innocence. Mais j’ai eu des responsabilités. Et puis vous oubliez, ajouta-t-il en se redressant comme un coq, que j’ai couru des risques. Parfaitement. Tous les commerçants ne pensaient pas comme moi, loin s’en faut, et lorsque je commençais à laisser percer le bout de l’oreille, ils se méfiaient. J’ai été dénoncé. Mais oui. Convoqué chez les carabiniers, j’ai dû répondre aux questions d’un inspecteur de la brigade économique durant deux heures. Il m’a menacé.

— Vous vous en êtes quand même bien tiré.

Vous avez donc signé ce reçu ? Il y avait bien une indication quelconque sur ce reçu ?

— Oui. D’ailleurs, j’avais reçu un double.

— Vous l’avez conservé ?

— Non, j’ai eu peur, et je l’ai détruit. Cet argent m’était remis par la Banque Allemande pour le Chili.

La Mamma ralluma son cigarillo, qu’elle avait laissé éteindre, tant le récit de Lascos la captivait.

— Vous connaissez cette banque ?

— Oui. Elle a été créée par des Chiliens d’origine germanique, mais n’a rien à voir avec les deux Allemagnes. Les gens qui la dirigent sont connus pour leurs sentiments réactionnaires. Mais je ne connais personne là-bas.

— Cette fille appartenait à la banque ?

— Non, je ne crois pas.

— Tiens, et pourquoi ?

— A cause de son accent. Je crois qu’elle est américaine. Le personnel de la Banque est uniquement d’origine allemande. C’est une tradition chez eux.

— Et d’où venait-elle ?

— Je l’ignore.

— Vous ne l’avez jamais rencontrée ?

— Non, jamais.

— Est-ce tout ?

— C’est-à-dire qu’un mois plus tard, mon mystérieux correspondant me félicitait pour mon action, et me disait que l’argent serait bientôt mon entière propriété.

— Ils vous ont envoyé le reçu ?

— Trois mois plus tard.

La Mamma haussa les épaules :

— Ça ne veut rien dire. Ils en ont fait une photocopie, et peuvent toujours prouver que vous avez travaillé pour eux.

— Je le savais bien, et jusqu’au 11 septembre, je n’ai pas vécu. Mais j’ai fait honnêtement mon travail.

La Mamma ricana :

— Le comble, c’est de faire honnêtement un travail ignoble.

— Vous êtes excessive, dit-il. J’avais bien le droit de lutter pour mes idées.

— En affamant les autres ?

Mouché, il resta silencieux. Elle s’efforça de dissiper leur ressentiment.

— Et puis ?

— Plus rien. Par la suite, tout a été facile pour moi, car les commerçants, d’eux-mêmes, dissimulaient leurs stocks. Je n’avais plus rien à faire pratiquement.