Peu à peu, le restaurant se remplit. Pas une fois la fille n’avait paru s’intéresser aux gens qui l’entouraient. Kovask avait depuis longtemps terminé, qu’elle dégustait son dessert. Il faisait durer sa petite tasse de café, mais comprenait qu’on attendait son départ pour installer d’autres clients. Il commanda un autre café, et le serveur lui demanda avec beaucoup d’égards s’il ne pouvait le prendre au comptoir, car un couple attendait sa table. Il accepta, et se dirigea vers le bar minuscule installé dans un angle, s’installa sur l’un des deux tabourets. Il engagea la conversation avec le barman, la fit glisser sur la fille qui terminait son repas.
— Quel appétit ! fit-il admiratif. Il faut croire qu’elle apprécie votre cuisine. Elle vient souvent ?
— Une fois par semaine. Mais elle est fidèle. Chaque jour elle choisit un restaurant différent. Il y a l’italien, l’espagnol, le français. Là, je crois qu’elle y va plus souvent. C’est une bonne cliente.
— Il lui faut de bons revenus, pour régler de telles notes.
— Oh ! elle n’a pas l’air, mais c’est quelqu’un qui a une bonne situation. Secrétaire particulière dans une maison d’import-export, ou un truc de ce genre. Elle est américaine.
— Tiens, fit Kovask. Vous connaissez son nom ? Je suis moi-même américain.
Le barman parut hésiter, puis finit par dire qu’elle se nommait Erwing, mais qu’il ne connaissait pas son prénom.
— Ça fait longtemps qu’elle vient chez vous ?
— Certainement, mais moi, je ne suis là que depuis huit mois. Mais tout le monde la connaît bien. On sait que le mercredi il faut réserver la table de mademoiselle Erwing, toujours la même, dans ce coin.
Kovask régla sa dépense et sortit. Il rejoignit sa voiture. Varegas n’était plus là, bien entendu, mais il avait laissé un mot sur le siège :
« J’ai l’impression d’être surveillé, écrivait-il. Il y a des types dans une voiture noire, qui regardent dans ma direction. Je vais essayer de ne pas me faire coincer. »
Inquiet, Kovask essaya de repérer la fameuse voiture noire, mais n’y parvint pas. Miss Erwing revint d’un pas paisible, l’air visiblement satisfait. Elle rejoignait son travail bien avant l’heure normale, et il fut tenté de la suivre. Mais il lui fallait retrouver la Mamma le plus rapidement possible.
Sur l’autoroute, il dut s’arrêter à un barrage de l’armée, et un sous-officier éplucha son passeport, et le sauf-conduit spécial accordé par la Junte.
— Bien, señor, vous pouvez continuer.
Cinq minutes avant l’heure limite, il arrivait au point de rendez-vous, un croisement de deux petites routes secondaires boueuses et mal entretenues. Il immobilisa sa Peugeot comme un chauffeur incertain sur sa destination, descendit de voiture. Ils sortirent d’un champ de maïs voisin. La Mamma arrivait la première, les souliers pleins de boue.
— Et les épis ont été récoltés, dit-elle. Même pas de quoi s’amuser les dents. Vous vous êtes bien fait attendre.
— Désolé, mais c’est à cause du travail. Señor Lascos ? Commander Kovask.
— Où nous conduisez-vous ? demanda la vieille femme en s’installant à l’avant.
— A Valparaiso.
Ce fut peu après que, timidement, l’épicier demanda, si par hasard, il n’avait pas entendu parler de l’arrestation d’un groupe de révolutionnaire à Santiago.
— Non, dit Kovask, mais je vais m’occuper de votre fille dès ce soir. Si vous avez de quoi écrire, donnez-moi quelques renseignements sur elle.
— Oui, señor, tout de suite.
— Et à Valparaiso, que ferons-nous ? demanda la Mamma.
— Vous attendrez un cargo. Chez une amie. Une certaine Luisna Palaz, que j’ai rencontrée au cours d’un précédent voyage[3]. C’est une fille très sympathique, qui pourra certainement vous héberger, en attendant l’arrivée du bateau.
— Mes renseignements vous ont servi ?
— J’ai retrouvé la fille. Elle travaille pour Mervin, et se nomme Erwing. J’ignore encore où elle habite, mais si je peux retourner à temps dans la capitale, pour la suivre ce soir, je le découvrirai.
— Suis-je obligée de rester à Valparaiso ? demanda la Mamma.
— Au moins jusqu’à demain. Le temps que le señor Lascos s’habitue un peu. Si cette fille accepte de témoigner, nous aurons fait d’énormes progrès, mais je ne veux pas me leurrer.
— Il paraît, dit Lascos d’une voix apeurée, que le port est sévèrement surveillé, ainsi que les accès de la ville.
— Ne vous inquiétez pas. J’ai un sauf-conduit de la Junte. Pour le moment. Peut-être, me le supprimeront-ils, car je les ennuie énormément, paraît-il.
Trois fois, ils furent arrêtés par des barrages, et trois fois, le laissez-passer opéra son petit miracle. Dès qu’il le put, Kovask essaya de téléphoner à Luisna Palaz. Il téléphona aux Salines Chiliennes, apprit que le directeur Miguel Ortanez, qu’il connaissait très bien, avait dû abandonner son poste lors des nationalisations. Mais la señorita Palaz travaillait toujours là, toutefois était absente.
— Habite-t-elle toujours le même endroit qu’il y a quatre ans ?
— Non, señor. Je vais vous donner sa nouvelle adresse, et son numéro de téléphone.
Lorsqu’il obtint Luisna, il ne reconnut pas tout de suite sa voix, mais lorsqu’il se présenta, elle poussa un cri émerveillé.
— C’est toi ? Vraiment ? Excuse-moi, mais je suis grippée.
Il fut pris d’un fou rire silencieux. Luisna, qui avait servi de cobaye à un professeur russe, et possédait alors une résistance extraordinaire au froid, grippée ?
— Oui, fit-elle avec un accent mélancolique. L’effet du traitement a fini par s’atténuer complètement. Mais viens.
— Je ne suis pas seul… Et mes amis risquent d’être encombrants.
— Tu veux rire ? J’habite une petite maison tranquille sur la colline. Je vous attends.
Malgré sa maladie, elle sortit lorsque la voiture s’immobilisa devant la porte de son jardin. Toujours belle, avec sa natte épaisse, ses yeux gris effilés, sa bouche sensuelle. Elle ne regardait que Kovask, et se hissa sur la pointe de ses mules fourrés, pour l’embrasser légèrement sur les lèvres.
— Venez. Je vais faire du café.
— Nous vous dérangeons, dit la Mamma. Vous avez de la fièvre. C’est moi, qui vais faire le jus, et vous retournez au lit.
Luisna parut surprise, puis sourit :
— Je vous obéis, mais venez dans ma chambre.
Elle s’enfonça sous ses couvertures, avec un frisson. Kovask s’assit au bord de son lit, tandis que Lascos, gêné, faisait mine de regarder par la fenêtre.
Le Commander mit tout de suite les choses au point, désigna l’épicier :
— Il est recherché.
— Et alors ? fit Luisna.
— Mais ce n’est pas un ancien fidèle d’Allende. Ce serait trop long à t’expliquer, mais je dois le protéger. Son témoignage a beaucoup d’importance.
Elle soupira :
— Pour qui travailles-tu ? J’ai failli être arrêtée. Et puis, ça s’est tassé.
— Nous essayons de prouver que le rôle de la C.I.A., dans le drame chilien, a contrevenu aux règles de notre démocratie.
— Et qu’arrivera-t-il, si vous y parvenez ? fit-elle sceptique. On démantèlera la C.I.A. ?
— Je ne crois pas, dit-il, mais peut-être qu’un jour on décidera de la doter d’une déontologie plus stricte. Tu peux les garder tous les deux quelques jours ?