— Oui, c’est moi.
Contrairement à son attente, cette fille avait une voix musicale très agréable. Une voix qui, au téléphone, pouvait donner le change, et laisser espérer qu’on avait affaire à une vénus lascive.
— Commander Serge Kovask. Je suis le collaborateur du sénateur Holden, le président de la commission sénatoriale d’enquête, qui vient d’arriver dans ce pays.
Elle parut stupéfaite.
— Je suppose que vous en avez entendu parler ?
— Oui, bien sûr, mais…
— Puis-je entrer ?
Ciprelle parut paniquée, puis s’effaça, pour qu’il puisse pénétrer dans l’appartement. D’un seul coup d’œil, il estima que le goût de cette vieille fille était catastrophique, et qu’elle s’environnait de meubles et d’objets d’une laideur à faire frémir. Il s’installa dans le fauteuil en similicuir qu’elle lui désignait.
— J’ai eu l’air de vous surprendre, avec cette commission sénatoriale. Me suis-je trompé ?
— J’en ai entendu parler, mais… Enfin, j’avais l’impression que cela ne me concernait pas. Je ne fais pas de politique, je travaille dans les bureaux de monsieur Mervin, et…
— Je vous comprends bien, mais je suis porteur d’une convocation. Elle est signée du président.
Il prit une enveloppe dans sa poche, et la lui tendit. Tout en ayant l’air de regarder ailleurs, il remarqua que ses doigts tremblaient en défaisant le papier. Elle le lut à plusieurs reprises.
— Mais pourquoi ?
— Je l’ignore, dit Kovask froidement.
— Suis-je obligée de m’y rendre ?
— Je suis ici pour vous mettre en garde contre tout refus de votre part. Vous n’ignorez pas que ces convocations sont impératives, et qu’une commission a des pouvoirs équivalents à n’importe quelle juridiction américaine.
— Mais nous sommes dans un pays étranger.
— Justement. La commission a vu ses pouvoirs renforcés à ce sujet sur les ressortissants américains. Vous pouvez évidemment vous abstenir de comparaître, mais dans ce cas, vous seriez poursuivie, et la sanction pourrait aller jusqu’à vous enlever la nationalité américaine, et vous priver de votre passeport.
Les yeux, de couleur incertaine, s’agrandirent derrière les lunettes. Kovask éprouvait un étrange sentiment en face de cette fille au corps informe et sans charme. Un sentiment qui n’était peut-être que de la pitié.
— Quand dois-je y aller ?
— Demain matin, à 10 heures.
— Ne puis-je faire remettre ce rendez-vous ? Il faut que je voie mon chef.
Puis elle rougit violemment, comme si elle venait de commettre une gaffe impardonnable :
— Je veux dire mon patron. M. Mervin. Je suis sa secrétaire particulière, et comme il n’arrive jamais avant 10 heures à son bureau…
Sans s’en rendre compte, elle faisait le bonheur de Kovask. Mieux valait que Mervin ne soit pas au courant de cette convocation.
— Ne pouvez-vous téléphoner chez lui ?
— Je… Oui… Il n’est peut-être pas chez lui en ce moment…
Vraiment, elle était désemparée, et ne savait comment faire. Il jugea préférable de la rassurer, et sourit :
— Ne vous mettez pas dans un tel état. Il y a des dizaines d’Américains qui reçoivent des convocations. Il est à peu près certains que tous ceux qui habitent ce pays en recevront une.
— Vous croyez ?
— Bien sûr. Cela n’a rien d’infamant. On vous posera quelques questions, et ce sera fini.
— Est-ce que mon… patron en a reçu une ?
— Je l’ignore. Peut-être avez vous eu connaissance de certains faits, prononcé quelques paroles qui laissent penser que vous avez quelque chose à raconter ?
— Moi ? Mais je ne connais personne.
— Vos collègues de bureau. Vous savez que la commission reçoit des lettres anonymes ?
Elle parut se détendre, haussa les épaules avec un sourire méprisant.
— Si ce n’est que ça… Oui, vous avez raison. C’est certainement quelque chose dans ce goût-là.
— D’ailleurs, mieux vaudrait pour vous ne pas l’ébruiter. Ainsi, vous décevriez ceux où celles qui ont voulu vous nuire.
Bien qu’un peu méfiante, elle approuva de la tête.
— N’en soufflez pas mot, même à votre patron. Vous verrez bien ensuite l’attitude qu’il vous faudra adopter.
Ne rien dire à Mervin ? C’était presque impensable. Mais, d’autre part, elle ne savait vraiment pas où le toucher avant l’heure de cette convocation. Elle avait bien quelques numéros où l’atteindre, mais elle se souvenait que, le 11 septembre, effrayée par les événements, et ne sachant que faire dans les bureaux vides de tous leurs employés, elle avait vainement tenté de l’obtenir au bout du fil.
— Oui, bien sûr, murmura-t-elle, machinalement.
Il fit mine de se lever, mais elle voulait en savoir plus, se rassurer complètement.
— Je vous offre un whisky ?
— Oh ! je ne voudrais pas vous déranger.
— Pas du tout.
Très vivement, elle était allée à la cuisine, revenait avec deux verres, des glaçons, une bouteille. Dans l’un des verres, il y avait déjà du Cutty Sark.
— J’étais en train de boire, lorsque vous avez sonné, fit-elle un peu gênée. A votre santé.
Ils levèrent leur verre.
— Comment se passent ces ?… Ce sont des interrogatoires, en fait.
— Si vous voulez, mais le sénateur Holden est un homme très courtois, très galant, lorsqu’il a affaire à une dame. Ne vous inquiétez pas à l’avance.
Elle réfléchit :
— J’ai lu quelque part que c’était un homme obstiné, et très intègre.
— C’est exact. Il accomplit sa tâche avec passion, mais cela n’exclut pas l’humanité nécessaire. N’imaginez ni un inquisiteur, ni un juge sévère. Il est plutôt débonnaire, vous demandera si l’odeur du cigare ne vous dérange pas, vous fera servir des rafraîchissements, si vous en désirez. Il ne faut pas vous inquiéter.
— Bien sûr.
D’un trait, elle vida son verre, alors que Kovask n’en avait bu qu’une gorgée.
— Un peu, encore ?
— Non, merci. Je dois encore porter un certain nombre de convocations.
Elle parut étonnée :
— Vous m’avez bien dit commander ? C’est un grade d’officier supérieur, n’est-ce pas ?
— Et vous êtes étonnée que je sois devenu simple planton, fit-il avec bonne humeur.
Elle joua la confusion.
— Ces convocations sont personnelles, et ne regardent que la commission, et les personnes appelées à comparaître. Il vaut mieux que le gouvernement chilien les ignore.
— Bien sûr. Mais les autres sénateurs interrogent-ils ?
— Evidemment. Mais ils ont leur propre planton. Moi, je suis attaché au président.
Il posa son verre sur une affreuse petite table basse en plastique imitant l’acajou.
— Maintenant, il faut que je parte.
— Comment dois-je m’habiller ? fit-elle, ne trouvant pas autre chose pour le retenir.
Kovask sourit de cette question enfantine.
— Mais comme vous voudrez. Le sénateur n’est ni un censeur, ni un maître des élégances.
— Je ne sais pas où… Ah ! oui, à l’hôtel San Cristobal… C’est un palace, n’est-ce pas…
— On vous guidera depuis la réception. Ne vous inquiétez pas.
— Bien, je vous remercie.
Il se dirigea vers la porte, assez content de lui. Cette fille était bouleversée, et peut-être garderait-elle le silence jusqu’à demain 10 heures. C’était le plus important. Pour la suite, il faisait confiance au sénateur Holden, pour lui faire avouer tout ce que justement elle cherchait à cacher.