— Tenez-vous tranquille. Vous n’êtes pas de taille contre moi, malgré nos âges différents. Vous avez passé votre vie derrière votre comptoir, et vous avez trop de graisse. Je me demande comment vous avez pu vivre dangereusement durant l’expérience Allende. Car, vous avez vécu dangereusement. En restant secrétaire clandestin de votre syndicat de commerçants. Ne protestez pas. Il fallait qu’on vous paye cher pour cela, n’est-ce-pas ?
Elle eut un sourire glacé :
— Comment êtes-vous entré en contact avec eux ?
— Eux ? Qui ?
— La C.I.A., qui vous paye pour avoir magnifiquement servi ses intérêts. Elle noyautait tout dans ce pays. Les syndicats de commerçants, de patrons routiers, ceux des pêcheurs, des artisans. Partout, il y avait des hommes comme vous, qui diffusaient des conseils, puis des consignes. Il fallait rendre la vie économique de ce pays difficile, appauvrir le ravitaillement, exacerber les gens ? Surtout les classes moyennes, car les travailleurs et les pauvres gens ne souffraient pas tellement de la situation. Ils avaient l’habitude. Ils continuaient à crever de faim, mais avec un gouvernement qui leur plaisait. Mais, les autres, les médecins, qui maintenant dénoncent leurs confrères socialistes ou communistes, les cadres, que la promotion ouvrière rendait déjà haineux, tous ces gens-là, qui ne pouvaient plus acheter le superflu, il fallait en faire des opposants farouches. D’autant plus qu’Allende les ménageait, espérant se les concilier. Une grave erreur d’ailleurs.
Lascos paraissait perplexe :
— Vous êtes communiste ?
— Non. Mais les questions, c’est moi qui les pose. Quel était votre correspondant ici, à Santiago ?
Il secoua sa grosse tête, et son ridicule toupet de cheveux suivait le mouvement avec retard.
— Vous vous trompez, fit-il avec lenteur… Je n’ai pas été manipulé. J’ai agi de mon plein gré. On a écrit que les U.S.A. ont contribué au putsch, mais c’est faux. Tout est parti d’un sentiment populaire, et l’armée a su écouter ces voix qui s’élevaient pour renier le régime.
La Mamma éclata d’un rire clair :
— Un régime qui avait fait plus de quarante pour cent des voix aux dernières élections. Vous parlez de sentiment populaire ? A cause de ces manifestations de femmes en manteaux de fourrure, devant le palais de la Moneda, peu de temps avant le coup d’état ? C’est ça, vos voix qui ont touché le cœur des généraux ? Vous êtes un imbécile, Lascos, et vous ne comprenez pas que vous êtes en danger. Le Sénat américain a ordonné une enquête sur les événements du Chili. Une commission sénatoriale est en route, pour rechercher les causes de ce pronunciamento. Et je vous jure qu’elle fera son travail avec courage. D’autant plus, que la position de Nixon n’est guère solide en ce moment, et que le législatif se sent à juste titre responsable de notre image de marque dans le monde.
— Vous êtes américaine ? balbutia-t-il.
— Oui, et chargé de veiller sur des types comme vous. Oh ! ne croyez pas que ce soit très ragoûtant pour moi. Je déteste les mouchards et les délateurs, mais il faut que vous restiez en vie, pour répondre aux questions des membres de la commission.
— Rester en vie ? murmura-t-il.
Visiblement, il ne se croyait pas menacé. Il avait travaillé pour la Junte, et la Junte le protégeait. Il n’avait qu’à sortir sur le pas de sa porte, et héler une patrouille, pour que celle-ci se mette tout de suite à son service.
— Je ne plaisante pas. Vous ne savez pas ce qu’est la C.I.A. Lascos. Elle va chercher à vous liquider. La Junte cherchera également à se protéger, et à donner de son action une image pure de toute influence américaine. D’autant plus, que le Sénat américain a supprimé les subventions, en attendant le résultat de l’enquête de sa commission.
— Vous travaillez pour cette commission ?
— Je suis chargée de préparer son travail, et de lui faciliter les contacts. Mais, je ne peux vous obliger à m’écouter, si vous le refusez.
Lascos comprit qu’elle ne lui voulait aucun mal, et reprit courage. Il eut même un regard sournois, qui déplut à la Mamma. Elle préféra le mettre en garde.
— Ne croyez pas que je suis venue seule. Mes arrières sont protégés, et vous risqueriez gros à vouloir jouer le délateur. Je suis venue discuter sérieusement. C’est de votre peau qu’il s’agit. A vous de savoir si vous voulez la conserver.
— Je n’ai jamais eu de contact avec la C.I.A., fit-il avec une obstination têtue.
— Eh bien, je vous souhaite de passer une bonne nuit. Car, désormais, vous avez deux ennemis. La C.I.A. d’un côté, et la Junte de l’autre.
Eux ne se contenteront pas de vagues promesses. Ils ne laissent rien au hasard. Souvenez-vous-en.
Elle ouvrit le grand sac qu’elle portait en bandoulière, et y laissa tomber son automatique.
— Si vous changez d’idée, je vous conseillerais utilement. Je vous rappellerai demain matin. Oh ! je sais qu’il y aura certainement la boutique pleine de carabiniers, si vous vous obstinez dans votre erreur de jugement, mais qu’importe. A demain.
Sans attendre de réponse, elle referma la porte de l’arrière-boutique, tourna la clé, et sortit du magasin. L’heure du couvre-feu était légèrement dépassée. Au bout de cent mètres, elle se heurta à une patrouille de carabiniers, qui l’obligèrent à se coller contre le mur.
— Je suis américaine, dit-elle, et je travaille pour l’ambassade.
Si jamais ils ouvraient son sac, ils découvriraient le pistolet, et tous les gadgets défensifs qu’il contenait. Elle fut autorisée à baisser les bras. Le sergent compulsa son passeport, le lui rendit :
— Excusez-nous, señora, mais vous devriez avoir un laissez-passer.
— Je suis arrivée de ce matin seulement dans la capitale, et je n’ai pas eu le temps de m’en procurer un.
— Nous sommes obligés de vous conduire à votre hôtel. Ce sont les ordres habituels.
— Eh bien, je n’aurais pas trouvé de taxi à cette heure, fit-elle avec bonne humeur.
Elle grimpa dans une Jeep qui démarra sèchement. Son chapeau faillit lui échapper, et elle dut le maintenir d’une main ferme. Son arrivée à l’hôtel ne passa pas inaperçue, et le veilleur de nuit parut mal à son aise, en apercevant les carabiniers.
— Donnez-moi ma clé, et faites-moi monter quelque chose à boire. Un whisky avec une bouteille d’eau gazeuse.
Le lendemain, en même temps que son petit déjeuner, on lui apporta « El Mercurio », journal d’extrême-droite qui, depuis le 11 septembre jouait le rôle de délateur, dénonçant des personnalités de gauche, avec leur adresse, les journalistes étrangers qui essayaient de publier la vérité sur le nouveau régime. Elle y jeta un coup d’œil, sursauta en découvrant un titre dans un coin : « Un honnête commerçant patriote victime des marxistes ». Elle pensa à Lascos, mais il s’agissait d’un certain Heinrich, dont le magasin avait été plastiqué dans la nuit. Le corps du commerçant avait été retrouvé dans les débris, atrocement mutilé.
Ce nom disait quand même quelque chose à la Mamma, qui consulta une liste enfermée dans son sac. Elle y trouva le nom d’Heinrich, président de la Fédération des commerces du vêtement et des textiles. Lui aussi, avait figuré sur les tablettes de la C.I.A.
Elle s’habilla rapidement, préférant téléphoner d’une cabine publique que de son hôtel, mais elle découvrit que tous les postes publics étaient débranchés. Elle dut pénétrer dans une poste de quartier. Un carabinier était assis à côté de l’employé auquel elle demanda le numéro de Lascos. Il nota sans se cacher le numéro en question, sur une liste déjà longue.