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Holden hocha la tête :

— Soyez prudent. Ciprelle Erwing a été liquidée sans pitié. Souvenez-vous-en.

— Merci.

Vers 14 heures, il arrivait dans le centre d’Aconcagua, repartait en direction de la frontière. Il fut arrêté par un barrage. Le sous-officier des carabiniers examina son passeport, son sauf-conduit, et lui demanda où il se rendait.

— Chez un ami, Alan Decker, un diplomate qui possède une propriété dans le coin.

— Je connais, dit le sergent. Je vous le demande, car nul n’est autorisé à aller beaucoup plus loin sur cette route, qui se dirige vers la frontière. Le señor Decker vient souvent dans sa propriété. Depuis les événements, il y a accueilli beaucoup d’amis, qui ne voulaient pas rester à Santiago. Je le sais, car le gardien-chef vient tous les jours en ville, faire des provisions.

— Il y a beaucoup de monde là-haut ?

— Au moins une dizaine de personnes, dit le carabinier. Un groupe révolutionnaire avait tenté de s’en emparer le 12 septembre, mais ils n’ont pas insisté. Les amis du señor Decker sont de bons tireurs.

— Ils se sont défendus ?

— Bien sûr. La propriété bénéficie de l’extra-territorialité. Il y a même une plate-forme pour les hélicoptères légers.

Kovask le remercia et poursuivit sa route. Sans le vouloir, il venait d’obtenir des renseignements précieux. Il repéra vite l’entrée de la propriété, deux piliers soutenant une chaîne. Un Chilien avec un vague uniforme de garde-chasse veillait tout près. Il continua, remarqua le haut grillage qui courait sur des kilomètres, désespéra de trouver une issue. Il dut abandonner sa voiture dans une zone boisée, et grimper en haut d’une colline, pour découvrir les bâtiments.

L’habitation principale, de style colonial, était très belle avec ses colonnades, ses patios intérieurs. Mais, plus loin, d’autres bâtiments attirèrent son regard. Grâce à ses jumelles, il les détailla, estima qu’il s’agissait de garages. Sur le sol, il nota des traces de pneus assez curieuses. Aucune voiture n’avait pu les laisser, et il ne pouvait s’agir que de camions.

Son cœur battit plus rapidement, lorsqu’il supposa qu’elles pouvaient venir de command-cars ou de Jeeps. Est-ce que la police parallèle qui avait procédé à l’arrestation de Blanca Lascos provenait de Las Madrés ?

Il s’arma de patience et, caché par les arbres, attendit longtemps. Il aperçut des silhouettes, reprit ses jumelles. Des hommes allaient et venaient apparemment désœuvrés. L’endroit paraissait paisible. Assez loin derrière la résidence s’étendaient des champs et des prés, mais il découvrit qu’un grillage élevé isolait cette partie de la propriété des bâtiments principaux. Des ouvriers agricoles travaillaient dans ces étendues, et il nota la présence de plusieurs tracteurs.

Vers le soir, alors qu’il allait renoncer, un command-car sortit soudain d’un des garages, et grâce à ses jumelles, il put parfaitement distinguer l’insigne des carabiniers peint sur l’une des portières. Le Dodge se dirigea vers une aire de lavage, et deux hommes en treillis le nettoyèrent soigneusement. L’un d’eux avec une brosse fit même disparaître l’insigne peint avec un produit facile à enlever. Puis, l’engin regagna son abri. C’était suffisant pour Kovask.

Redescendu de sa colline, il regagna Aconcagua par une autre route, où il ne trouva aucun barrage. Lorsqu’il atteignit Santiago la nuit était tombée depuis longtemps, mais le sénateur Holden travaillait dans son bureau, recevait encore des citoyens américains habitant le Chili. Dans l’antichambre, l’ambiance était morne, et les trois personnes qui attendaient paraissaient se morfondre.

— Je vous envie, dit Marina. Vous vous baladez, tandis que je suis bloquée ici. J’aimerais bien connaître les environs.

— Vous croyez que l’époque est bien choisie, pour faire du tourisme ? fit-il un peu agacé.

Elle haussa les épaules :

— Oh ! moi, la politique… Vous sortez ce soir ?

— Je ne crois pas.

— Nous allons danser ?

— Pourquoi pas ?

Holden le vit lorsqu’il ouvrit sa porte, lui fit signe d’attendre. D’ailleurs, il liquida les trois personnes en un temps record. Puis, il invita Kovask à rentrer.

— Ouf, quel métier ! C’est curieux, mais j’ai l’impression que les gens ont la trouille, comme s’ils avaient tous quelque chose à se reprocher, et vous savez ce que j’en arrive à penser ?

Kovask secoua la tête :

— Non. Vous paraissez troublé.

— Je le suis. Car j’ai la conviction intime que tous les Américains qui habitent ce pays sont tous, à des titres divers, responsables de ce qui est arrivé le 11 septembre. Oh ! ce ne sont pas tous des activistes, loin s’en faut, mais tous ont péché, par pensée, par omission, par vanité, par dépit. En fait, vous savez ce qui se passe ? Ils détestent les Chiliens, tous les Américains du Sud. Ils auraient les mêmes réactions pour les Boliviens, les Brésiliens, les Mexicains ou les Argentins. Et de les avoir vu danser et chanter sous le régime Allende, même lorsqu’ils crevaient de faim, nos compatriotes ne le leur ont pas pardonné. On veut faire le procès de la C.I.A., mais ce sont tous les Américains vivant dans ce pays qu’il faudrait mettre en accusation. Ils ont répandu des faux bruits, ils ont mis des bâtons dans les roues. Un professeur m’a laissé entendre que dans ses cours, il glissait des allusions perfides contre le gouvernement. La femme d’un représentant de société se vante d’avoir tous les jours vidé les boîtes aux lettres de son immeuble, de toute la prose marxiste qu’elles contenaient. Pourquoi ? Elle ne se l’explique pas elle-même. Si on l’avait arrêtée et condamnée, que n’aurait pas entendu l’ambassade ? Elle était dans son tort, mais ne veut pas l’admettre. Il y a aussi celle qui apportait du café aux militaires, lorsqu’ils patrouillaient dans sa rue le jour du putsch. Curieux, non ? Un type apparemment paisible m’a confié que, lorsqu’il prenait le train à cette époque-là, il lacérait toujours les coussins de son compartiment, pour que l’on puisse dire, que depuis que l’Union Populaire était aux pouvoirs, le public en prenait à son aise. Des stupidités, des petite : mesquineries, des veuleries, et voilà !

Il haussa les épaules :

— Laissons cela. J’ai eu des renseignements sur Decker. En fait, il n’est pas conseiller économique en titre, depuis que l’autre a été renvoyé au pays du temps d’Allende. Celui-là fait l’intérim, mais a été imposé par Langley très certainement. Donc, jusqu’ici, rien n’accroche. Je lui ferai parvenir ma convocation demain, pour après-demain. Vous êtes allé là-bas ?

— Oui. Grande propriété, cernée par un grillage épais. J’ai vu un Dodge portant les insignes des carabiniers. Deux hommes l’ont lavé, et ils ont tout effacé.

— Hum, pas mal, reconnut Holden.

— Il y a au moins dix hommes en permanence là-bas. La propriété jouit du droit d’exterritorialité. Je ne sais pourquoi. Il y a même une piste pour hélicoptère.

— Oui, c’est intéressant. Pour en revenir à cet Alan Decker, il a séjourné longtemps à Panama. J’ai pu avoir Washington par téléphone spécial, et c’est mon pool qui m’a renseigné. Ils ont des fiches sur tout le monde, ce qui est nécessaire. Depuis le temps que je dirige des commissions d’enquête… Mais pas moyen de savoir si ce type appartient à la C.I.A. C’est comme pour Mervin. Langley prend des précautions depuis quelque temps. Il y a eu tellement d’histoires cafouilleuses. Mais cette nouvelle génération d’agents est vraiment dangereuse, car ils ressemblent à des technocrates, et sont aussi froids et efficaces. Inhumains pour tout dire. La plupart sont gagnés par des idées extrémistes, sans même s’en rendre compte. Vous leur diriez qu’ils se comportent comme des fascistes, qu’ils vous traiteraient de gamin. Il faut dire que ce mot a été mis à toutes les sauces depuis quelques années. Mais c’est cela. Leur seul but est de réussir, en écrasant le maximum de pieds, et quand je dis ça, c’est un euphémisme, car il leur arrive au besoin de torturer de façon scientifique les gens qui leur font obstacle. Mais ils se conduisent comme n’importe quel jeune cadre qui tend des pièges à un supérieur immédiat, pour lui faucher son poste. Rien de plus. Le malheur, c’est qu’ils ont la responsabilité de l’avenir du pays. On est allé trop loin, et lorsque vous protestez, on insinue que vous n’êtes plus de votre temps, et qu’un sénateur moins âgé pourrait très bien vous remplacer opportunément.