— Il n’est pas certain qu’il termine son nouveau mandat, dit Kovask. Et je suis un de ceux qui le souhaitent.
Le lendemain matin, lorsqu’il se présenta comme d’habitude devant le sénateur Holden, ce dernier le considéra d’un œil froid :
— Ne m’avez-vous pas conseillé de me reposer hier au soir ?
Etonné, Kovask inclina la tête.
— Pour se reposer, il faut dormir n’est-ce pas ? Nous sommes bien d’accord ? A mon âge, le sommeil est léger, et si on nous réveille, la nuit est pour ainsi dire fichue. Vers 2 heures, j’ai été réveillé par quelqu’un du ministère de l’Intérieur, qui désirait savoir si une certaine Cesca Pepini faisait bien partie de mon entourage. Voilà de quoi réveiller un homme fatigué.
— Je suis navré, fit Kovask. Cette dame ne possède pas de sauf-conduit.
— Dans ce cas, pourquoi se balade-t-elle en pleine nuit ? D’abord ce n’est pas de son âge. Vous savez, que j’ai évité de peu l’expulsion, et qu’à la prochaine incartade, elle sera embarquée de force dans un avion ? Que s’est-il passé cette nuit ?
Le récit fidèle de Kovask parut l’assombrir. Il alluma son premier cigare avec un calme trop parfait.
— C’est la tuile, quoi ! Ils vont avoir le temps de vider les caves de Las Madrés, et mes amis sénateurs ne trouveront rien là-bas. Ne pouviez-vous cacher ce Lascos ailleurs ?
— Je le croyais en parfaite sécurité.
— Et cette fille ? Amie, ennemie ?
— J’ai confiance en elle.
— Qui vous a trahis alors ?
— Je l’ignore. En fait, je crois savoir comment les choses se sont passées. Il y a quatre ans, je suis déjà venu dans ce pays, et j’ai eu affaire à un attaché d’ambassade. Il a dû rédiger un rapport sur mes activités. Un type comme Decker n’a eu aucune difficulté à se renseigner sur moi. Le nom de Luisna Palaz devait figurer dans ce rapport. Il suffisait de la retrouver.
Soudain, Holden se rappela de quelque chose, et prit El Mercurio sur son bureau.
— La mort de Ciprelle Erwing fait un petit article de dix lignes. Dépression nerveuse conduisant au suicide.
— Mais, s’écria Kovask, pourquoi ne pas en profiter pour convoquer Mervin à ce sujet ? Vous le harcelez, concentrez tous vos efforts sur lui. Pendant ce temps, Decker pourrait se rassurer.
Holden caressa son menton volontaire :
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Je peux le chambrer ici toute la journée, l’inviter à déjeuner. Il ne pourra ni contacter les autres, ni téléphoner.
— Pendant ce temps, je surveille la propriété. Tout peut se jouer sur ces quelques heures, avec un peu de chance.
Sans plus attendre, Holden prit la fiche de Michaël Mervin, et une convocation.
— Allez la lui porter. Mes ordres sont que vous ne le quittiez plus dès que vous l’aurez trouvé. Mettez lui bien dans la tête que je dirige une juridiction exceptionnelle de haute autorité, et que vous êtes pour l’occasion délégué dans les fonctions d’officier de police. Ne perdez plus un instant.
Dans l’antichambre, Marina qui lui avait paru boudeuse lorsqu’il était entré, paraissait plus détendue :
— Que se passe-t-il ? Le sénateur me paraît énervé.
— C’est la dernière bataille, dit Kovask. Mais vous en saurez plus long dans quelques jours.
— Vous ne me faites pas confiance ?
— Je suis tenu au secret par le sénateur, mais il ne vous laissera certainement pas dans l’ignorance de ce qui se prépare.
Elle fit une moue désabusée, et n’insista pas.
Les bureaux de Mervin étaient ouverts depuis peu, lorsque Kovask arriva. Il se présenta à l’employée de la réception, comme envoyé de la commission sénatoriale, et produisit un effet profond sur les gens présents.
— Je désire voir monsieur Mervin.
— Il n’est pas encore arrivé.
— Son bureau est bien par là, dit-il en se dirigeant vers la pièce en question.
Une jeune fille en minijupe essaya de le rattraper, et de s’opposer à son intrusion, mais il avait déjà ouvert la porte, s’installait dans le fauteuil des visiteurs.
— J’attendrai ici. Laissez la porte ouverte. Je vous mets en garde contre toute tentative pour avertir votre patron. Il est citoyen américain, et le fait d’être appelé à comparaître devant une juridiction aussi importante lui fait obligation de se montrer coopératif, sous peine d’une condamnation pour outrage à magistrat.
Interdite, la jeune fille recula, et dès lors il y eut un silence de mort dans les bureaux. Plusieurs visiteurs se présentèrent, et parurent surpris par l’atmosphère étrange qui régnait dans les lieux.
Marvin arriva un peu avant 10 heures, découvrit que la porte de son bureau était ouverte, et qu’un visiteur l’attendait. Il fit quelques réflexions cinglantes à son personnel, mais la réponse chuchotée qu’il obtint parut le calmer.
Pâle mais décidé, il se présenta devant Kovask, qui se leva et s’inclina :
— Commander Kovask, faisant actuellement fonction d’officier de police auprès de la commission sénatoriale d’enquête. Voici une convocation pour vous.
Il jeta un coup d'œil au papier :
— Vous êtes bien Mervin Michaël, célibataire, né à Boston le 10 août 1938, résidant actuellement à Santiago, exerçant la profession de représentant exclusif des Chambres de commerce du Continent Nord ?
— C’est bien moi, dit Mervin avec un sourire crispé. Je suis heureux de vous connaître, Commander.
C’est à peine s’il s’intéressa à la convocation.
— Je vous remercie. Je me rendrai devant la commission dès que mon emploi du temps…
— Cette convocation est impérative, et peut être assimilée à un mandat d’amener. Si vous refusez de m’accompagner, je devrai en établir le constat, et la commission en tirera les conclusions, demandera votre expulsion au gouvernement chilien, en direction des U.S.A.
— Mais c’est incroyable !… De quel droit, en territoire étranger ?
— Je vous rappelle qu’il s’agit d’une juridiction spéciale, et qu’en tant que citoyen américain, vous ne pouvez vous dérober. Si vous le voulez bien, nous partons.
— Un instant… Il faut que je règle un certain nombre de questions… Que je téléphone.
— Le président de la commission a bien insisté sur ce point. Je ne dois vous laisser communiquer avec personne. Sauf pour quelques détails d’ordre professionnels. Vous pouvez donner des ordres à votre personnel, puis nous partirons. Mais je dois vous accompagner partout.
— Voulez-vous dire que je suis en état d’arrestation ?
— N’avez-vous jamais lu les conditions dans lesquelles un citoyen devait obéir aux intimations d’une commission d’enquête ? Ce n’est pas une arrestation. Si vous acceptez de comparaître, vous devez vous soumettre à ces impératifs. C’est tout. Libre à vous de risquer l’expulsion, qui d’après les accords entre Washington et Santiago serait immédiate.
Pour la première fois, le visage bon enfant de Mervin parut se défaire, et une lueur de panique palpita une seconde derrière les verres des lunettes. Il parut réfléchir, puis se redressa, prêt à la lutte :
— Très bien, allons-y. Je ne sais de quoi on m’accuse, mais il me sera facile de prouver que tout cela n’est qu’une monstrueuse erreur. Je ne vous cache pas que les suites pourraient être graves, pour tout le monde.
— Dois-je l’interpréter comme une menace à mon égard ? riposta Kovask sèchement.
Mervin se concentra, puis sourit :
— Non, Commander, pas la moindre menace.