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— Cabine 2.

La Mamma reconnut la voix de Lascos, le petit épicier. Elle lui parut changée.

— Señor Lascos ? Avez-vous une réponse pour ma commande ? Vous souvenez-vous, je suis venue hier, avant la fermeture, et nous avons discuté dans votre arrière-boutique.

— Oui, je me souviens. Je… Où, puis-je vous la livrer ?

Surprise, elle resta silencieuse durant quelques secondes.

— Je peux passer chez vous, dit-elle.

Que risquait-elle ? Au pire l’expulsion. Mais la C.I.A., elle, ne la raterait pas. Il lui fallait prendre le risque, alors qu’elle n’avait pas encore pu se procurer une voiture.

— Bien, je vous attends, dit-il.

— Avez-vous lu El Mercurio ? se hasarda-t-elle à demander.

— Je viens de le faire.

— Vous connaissiez Heinrich ?

— Oui… Nous avions des relations sociales, soupira-t-il avec un accent sincère… Le pauvre garçon. Victime de ces salauds…

Mais, il ne spécifia pas de quels salauds il s’agissait. Elle raccrocha, paya sous l’œil vigilant du carabinier. Son visage olivâtre pouvait prêter à confusion. Peut-être la prenait-on pour une métisse. Mais, on ne lui demanda pas ses papiers.

Elle prit un taxi jusqu’à l’épicerie fine, et tout en réglant sa course, regarda à travers la vitrine. L’endroit paraissait calme.

— C’est bien achalandé chez Lascos, lui dit le chauffeur. Maintenant qu’on retrouve de tout, c’est chez lui, qu’on peut acheter le plus fin. Si vous étiez venue il y a trois mois, c’était différent.

— Vraiment, fit-elle, en reprenant sa monnaie.

— Ces cochons de l’Union populaire nous affamaient, oui.

Elle avait toujours constaté l’esprit conservateur des chauffeurs de taxi, dans les pays où elle avait voyagé. On lui avait dit que ceux de Santiago comportaient un certain pourcentage d’indicateurs de police.

Elle descendit enfin, pénétra dans la boutique. Lascos servait un gros homme vêtu de noir, qui lui achetait un coffret de trois bouteilles de Cinzano, rouge, blanc et dry.

— C’est pour un cadeau ?

— Bien sûr, fit l’obèse. Puisqu’on peut de nouveau offrir quelque chose à ses amis, profitons-en.

Lascos ne lui avait pas adressé un regard. Elle visita les allées, essayant de percevoir d’autres présences. Peut-être y avait-il des tueurs de la C.I.A. dans l’arrière-boutique.

Avec force courbettes, il raccompagna son client jusqu’à la porte, revint vers elle, le visage bouleversé :

— Vous aviez raison… Heinrich… Ils disent que ce sont les marxistes, mais c’est impossible. Avec toutes ces patrouilles, surtout dans le quartier où il avait son magasin. Le plus huppé, le plus surveillé aussi… Et les marxistes se fichent bien de Henrich comme de moi… Pour l’instant, ils ont d’autres chats à fouetter…

— Vous reconnaissez que vous travailliez pour la C.I.A. ?

Lascos regarda en direction de la rue avec appréhension :

— Que m’offrez-vous en échange de ce que je sais ?

— La sécurité.

— Mais, laquelle ? On ne peut quitter ce pays, vous le savez bien ?

— Nous avons réfléchi à la chose. Nous allons installer un asile sûr.

— Je ne veux pas rester plus longtemps ici.

Elle le regarda avec un mépris amusé. C’était toujours pareil avec les mouchards et les délateurs. Ils finissaient toujours par devenir leur propre victime, et ne savaient plus alors que faire.

— Votre maison de campagne est-elle connue de la C.I.A. ?

Il la fixa avec hébétude, puis se reprit un peu :

— Je ne sais pas, c’est possible.

— Réfléchissez.

— Comment le saurais-je ?

— Connaissez-vous un autre endroit où vous réfugier provisoirement ? L’espace de quelques jours ?

Il commençait de secouer la tête, puis son visage s’éclaira un peu.

— J’ai les clés d’un ami qui voyage en Europe… Un appartement dans un immeuble de luxe. Ils ne viendront pas me chercher là-bas.

— L’adresse ?

— 17, avenida San Miguel. L’appartement porte le numéro 34. Il était parti à cause des marxistes. Mais, il ne reviendra pas tout de suite. Il appartenait à la Démocratie chrétienne.

— Pourtant, ils soutiennent les généraux.

— Lui non. Certainement pas.

— Vous allez fermer la boutique, et filer là-bas le plus directement possible. Pouvez-vous quitter ce magasin sans vous faire remarquer ?

— Oui. Par derrière. Il y a une cour avec plusieurs entrées. Difficile de les surveiller toutes.

Elle s’approcha d’une étagère, souleva le couvercle d’une boîte en forme de losange, qui contenait des calissons. Elle en fourra un dans sa bouche.

— Vous croyez que je dois tout laisser ?

— N’emportez que le minimum, et votre peau évidemment. C’est elle, qui compte en ce moment.

— Oui, vous avez raison, fit-il.

— Je vous rejoins là-bas dans une heure, ajouta-t-elle en prélevant un autre calisson, et en se dirigeant vers la porte.

Tranquillement, elle descendit la rue, la traversa, et la remonta dans l’autre sens. Lascos avait déjà baissé son rideau de fer, et deux femmes élégantes discutaient devant avec véhémence. La Mamma repéra également la petite voiture française arrêtée un peu plus loin. A l’intérieur, deux hommes immobiles. Impossible d’affirmer s’ils s’intéressaient au magasin fermé. Elle fit quelques vitrines en les surveillants, jusqu’à ce que l’un d’eux descende de la Simca, et traverse la rue. Il pénétra dans un passage couvert, disparut pendant plusieurs minutes. Lorsqu’il reparut, elle eut l’impression qu’il était nerveux. Dès qu’il fut remonté dans la voiture, celle-ci démarra aussitôt. Elle n’aurait pu dire s’il s’agissait des services secrets chiliens ou de la C.I.A.

A pied, elle poursuivit vers l’avenue San Miguel, y arriva une demi-heure plus tard. Le 17 était niché dans un îlot de verdure, et était vraiment très luxueux, avec ses larges balcons, son marbre, et ses immenses baies. Discrètement, elle regarda autour d’elle avant de suivre l’allée dallée, qui traversait une pelouse magnifique.

L’appartement 34 était situé au second étage, et elle prit l’ascenseur. La porte en acajou massif était tout au fond, et elle s’en approcha, songeuse. Il y avait un œilleton de viseur optique derrière lequel Lascos pouvait la voir arriver.

Lascos, ou n’importe qui d’autre. Pourtant, sans hésiter, elle pointa son index sur la sonnette.

CHAPITRE II

La porte ne s’ouvrit pas tout de suite, et le silence de l’immeuble, feutré comme il se doit, rendait cette attente encore plus inquiétante. Mais Lascos finit par se montrer.

— Vous avez du retard, dit-il, et je craignais le pire.

— Et vous n’avez pas songé à utiliser le viseur optique ?

— Si, mais ils pouvaient se trouver à l’angle du couloir. Venez.

Evidemment, il n’avait même pas entrebâillé un volet, et une pénombre triste éclairait les meubles cachés par des housses. Le petit épicier se dirigea vers une baie, regarda à travers les persiennes métalliques.

— D’ici, on découvre toute l’avenue, et la rue qui la coupe juste en face. Tout à l’air tranquille, mais on ne sait jamais. Il y a des soplones partout en ce moment. Moi-même, j’ai été dénoncé deux fois, par des concurrents jaloux. Heureusement que je jouissais de hautes protections… Enfin, jusqu’à aujourd’hui.

Il se retourna vers la grosse femme, regarda d’un air soupçonneux cette silhouette épaisse, ce visage basané, sur lequel un chapeau en paille noire ajoutait une. ombre voilant le regard.