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Pour ne pas être salie par ces idées «abstraites», la boiteuse, toujours plaquée sur son mésotonum, lui racle les antennes avec ses mandibules. Elle enlève par ce geste toutes ses phéromones, et notamment ses odeurs passeports. De toute façon, là où il va elles ne lui serviront plus à grand-chose… Le sinistre trio avance poussivement dans les couloirs les moins fréquentés. La petite boiteuse continue méthodiquement son travail de nettoyage. On dirait qu'elle ne veut laisser aucune information sur cette tête. Le mâle ne se débat plus. Résigné, il se prépare à s'éteindre en ralentissant les battements de son cœur.

Pourquoi tant de violences, pourquoi tant de haine, frères? Pourquoi?

Un, nous ne sommes qu'un, tous ensemble nous mes les enfants de la Terre et de Dieu.

Cessons là nos vaines disputes. Le XXIIe siècle sera spirituel ou ne sera pas.

Abandonnons nos vieilles querelles fondées sur l'orgueil et la duplicité.

L'individualisme, voilà notre véritable ennemi! Un frère dans le besoin, et vous le laissez mourir de faim, vous n'êtes plus dignes de faire partie de la large communauté du monde. Un être perdu qui vous réclame aide et assistance, et vous lui fermez la porte.

Vous n'êtes pas des nôtres.

Je vous connais, bonnes consciences calées dans la soie! Vous ne pensez qu'à votre confort personnel, vous ne désirez que des gloires individuelles, le bonheur oui, mais uniquement le vôtre et celui de votre proche famille.

Je vous connais, vous dis-je. Toi, toi, toi et toi! Cessez de sourire devant vos écrans, je vous parle de choses graves. Je vous parle de l'avenir de l'humanité. Cela ne pourra plus durer. Ce mode de vie n'a pas de sens. Nous gaspillons tout, nous détruisons tout. Les forêts sont laminées pour faire des mouchoirs jetables. Tout est devenu jetable: les couverts, les stylos, les vêtements, les appareils photo, les voitures, et sans vous en apercevoir vous devenez vous aussi jetables. Renoncez à cette forme de vie superficielle. Vous devez y renoncer aujourd'hui, avant qu'on ne vous force à y renoncer demain. Venez parmi nous, rejoignez notre armée de fidèles. Nous sommes tous les soldats de Dieu, mes frères.»

Image d'une speakerine. «Voilà. Cette émission évangélique vous était proposée par le père Mac Donald de la nouvelle Église adventiste du 45e jour et par la société de surgelés «Sweetmilk». Elle a été diffusée par satellite en mondovision. Et maintenant, avant notre série de science-fiction " Extraterrestre et fier de l'être", voici une page de publicité.» Lucie n'arrivait pas comme Nicolas à s'arrêter complètement de penser en regardant la télévision. Huit heures déjà que Jonathan était là-dessous et toujours aucune nouvelle!

Sa main s'approcha du téléphone. Il avait dit de ne rien faire, mais s'il était mort, ou s'il était pris sous des éboulis? Elle n'avait pas encore le courage de descendre. Sa main décrocha. Elle composa le numéro de police secours.

— Allô, police?

— Je t'avais demandé de ne pas appeler, fit une voix faible et détimbrée en provenance de la cuisine.

— Papa! Papa!

Elle raccrocha alors que le combiné continuait à émettre des: «Allô, parlez, donnez-nous une adresse.» Clac.

— Mais oui, mais oui, c'est moi, il ne fallait pas s'inquiéter. Je vous avais dit de m'attendre tranquillement. Ne pas s'inquiéter? Il en avait de bonnes! Non seulement Jonathan tenait dans ses bras la dépouille de ce qui avait été Ouarzazate et qui n'était plus qu'un tas de viande sanguinolent, mais l'homme lui-même était transfiguré. Il ne semblait pas effrayé ou accablé, il était même plutôt souriant. Non, ce n'était pas ça, comment dire? On avait l'impression qu'il avait vieilli ou qu'il était malade. Son regard était fiévreux, son teint livide, il tremblait et paraissait essoufflé. En voyant le corps supplicié de son chien, Nicolas fondit en larmes. On aurait dit que le pauvre caniche avait été lacéré par des centaines de petits coups de rasoir. On le déposa sur un journal déployé. Nicolas n'en finissait pas de se lamenter sur la perte de son compagnon. C'était terminé. Plus jamais il ne le verrait sauter contre le mur lorsqu'on prononçait le mot «chat». Plus jamais il ne verrait ouvrir les poignées de porte d'un bond joyeux. Plus jamais il ne le sauverait des gros bergers allemands homosexuels. Ouarzazate n'était plus.

— Demain on l'emmènera au cimetière canin du Père-Lachaise, concéda Jonathan. On lui achètera la tombe à quatre mille cinq cents francs, tu sais, celle où on pourra mettre sa photo.

— Oh oui! oh oui! dit Nicolas entre deux sanglots, il mérite au moins ça.

— Et puis on ira à la SPA, et tu choisiras un autre animal. Pourquoi ne prendrais-tu pas un bichon maltais cette fois? C'est très mignon aussi.

Lucie n'en revenait toujours pas. Elle ne savait pas par quelle question commencer. Pourquoi avait-il été si long? Qu'était-il arrivé au chien? Que lui était-il arrivé à lui? Voulait-il manger? Avait-il pensé à l'angoisse des siens?

— Qu'y a-t-il là-dessous? finit-elle par dire d'une voix plate.

— Rien, rien.

— Mais enfin tu as vu dans quel état tu rentres? Et le chien… On dirait qu'il est tombé dans un hachoir électrique. Que lui est-il arrivé? Jonathan se passa une main sale sur le front.

— Le notaire avait raison, c'est plein de rats là-dessous. Ouarzazate a été mis en pièces par des rats furieux.

— Et toi? Il ricana.

— Moi je suis une plus grosse bête, je leur fais peur.

— C'est dément! Qu'as-tu fait en bas pendant huit heures? Qu'y a-t-il au fond de cette maudite cave? s'emporta-t-elle.

— Je ne sais pas ce qu'il y a au fond. Je ne suis pas allé jusqu'au bout.

— Tu n'es pas allé jusqu'au bout!

— Non, c'est très très profond.

— En huit heures tu n'es pas arrivé au bout de… de notre cave!

— Non. Je me suis arrêté quand j'ai vu le chien. Il y avait du sang partout. Tu sais, Ouarzazate s'est battu avec acharnement. C'est incroyable qu'un si petit chien ait pu résister si longtemps.

— Mais tu t'es arrêté où? à mi-chemin?

— Comment savoir? De toute façon je ne pouvais plus continuer. J'avais peur moi aussi. Tu sais que je ne supporte pas le noir et la violence. Tout le monde se serait arrêté à ma place. On ne peut pas continuer indéfiniment dans l'inconnu. Et puis j'ai pensé à toi, à vous. Tu ne peux pas savoir comment c'est… C'est si sombre. C'est la mort.

Il eut en achevant cette phrase comme un tic lui remontant le coin gauche de la bouche. Elle ne l'avait jamais vu comme ça. Elle comprit qu'il ne fallait plus l'accabler. Elle lui enlaça la taille et embrassa ses lèvres froides.

— Calme-toi, c'est fini. On va sceller cette porte et on n'en parlera plus.

Il eut un mouvement de recul.

— Non. Non ce n'est pas fini. Là, je me suis laissé a arrêter par cette zone rouge. Tout le monde se serait arrêté. On est toujours effrayé par la violence, même quand elle est exercée contre des animaux. Mais je ne peux pas rester comme ça, peut-être tout près du but…

— Tu ne vas pas me dire que tu veux y retourner!

— Si. Edmond est passé, je passerai.

— Edmond, ton oncle Edmond?

— Il a fait quelque chose là-dessous, et je veux savoir quoi.

Lucie étouffa un gémissement.

— S'il te plaît, par amour pour moi et pour Nicolas, ne redescends plus.

— Je n'ai pas le choix.

Il eut à nouveau ce tic de la bouche.

— J'ai toujours fait les choses à moitié. Je me suis toujours arrêté quand ma raison me disait que le péril était proche. Et regarde ce que je suis devenu. Un homme qui n'a certes pas connu de danger, mais qui n'a — pas non plus réussi sa vie. A force de faire la moitié du chemin, je ne suis jamais allé au fond des choses. J'aurais dû rester à la serrurerie, me faire agresser et tant pis pour les bosses. C'aurait été un baptême, j'aurais connu la violence et appris à la gérer. Au lieu de quoi, à force d'éviter les ennuis, je suis comme un bébé sans expérience.