Elles percevaient, grâce à leur organe de Johnston, qu'elles se déplaçaient très vite, sur une distance phénoménale.
Nous avons traversé une centaine de barrières magnétiques terrestres. Où cela allait-il nous mener? Ici. On nous a débarquées avec le laurier-rose. Nous avons découvert ce monde, sa faune et sa flore exotiques.
Le dépaysement s'avéra décevant. Les fruits, les fleurs, les insectes étaient plus petits,
moins colorés.
Elles avaient quitté un pays rouge, jaune, bleu pour tomber sur du vert, du noir et du marron. Un monde fluo contre un monde pastel.
Et puis il y avait l'hiver et le froid qui bloquaient tout. Là-bas, elles ne savaient même pas que le froid existait, et la seule chose qui les obligeait à se reposer c'était la chaleur!
Les naines mirent d'abord au point différentes solutions pour lutter contre le froid. Leurs deux méthodes les plus efficaces: se gaver de sucres et s'enduire de bave d'escargot.
Pour le sucre, elles recueillaient le fructose des fraises, des mûres et des cerises. Pour les graisses, elles se livrèrent à une véritable extermination des escargots de la région. Elles avaient par ailleurs des pratiques vraiment surprenantes: ainsi n'avaient-elles ni sexués ailés ni vol nuptial. Les femelles faisaient l'amour et pondaient chez elles, sous terre. Si bien que chaque cité de naines possédait, non pas une pondeuse unique, mais plusieurs centaines. Cela leur donnait un sérieux avantage: outre une natalité très supérieure à celle des rousses, une bien moindre vulnérabilité. Car s'il suffisait de tuer la reine pour décapiter une cité rousse, la cité naine pouvait renaître tant qu'il restait la moindre tête sexuée. Et il n'y avait pas que ça. Les naines avaient une autre philosophie de conquête des territoires. Alors que les rousses, à la faveur des vols nuptiaux, atterrissaient le plus loin possible pour ensuite se relier par des pistes à l'empire éclaté de la Fédération, les naines, elles, progressaient centimètre par centimètre à partir de leurs cités centrales. Même leur petite taille constituait un atout. Il leur fallait très peu de calories pour atteindre une vivacité d'esprit et un niveau d'action assez élevés. On avait pu mesurer leur rapidité de réaction à l'occasion d'une grande pluie. Alors que les rousses en étaient encore à sortir, non sans mal, leurs troupeaux de pucerons et leurs derniers œufs des couloirs inondés, les naines avaient depuis plusieurs heures construit un nid dans une anfractuosité de l'écorce du grand pin et y avaient déménagé tous leurs trésors…
Belo-kiu-kiuni s'agite, comme pour chasser ses pensées inquiètes. Elle pond deux œufs, des œufs de guerrières. Les nourrices ne sont pas là pour les recueillir, et elle a faim. Alors, elle les mange goulûment. Ce sont d'excellentes protéines. Elle taquine sa plante Carnivore. Ses préoccupations ont déjà repris le dessus. Le seul moyen de contrer cette arme secrète serait d'en inventer une autre, encore plus performante et terrible. Les fourmis rousses ont découvert successivement l'acide formique, la feuille bouclier, les pièges à glu. Il suffit de trouver autre chose. Une arme qui frapperait les naines de stupeur, encore pire que leur branche destructrice! Elle sort de sa loge, rencontre des soldâtes et leur parle. Elle suggère de réunir des groupes de réflexion sur le thème «trouver une arme secrète contre leur arme secrète». La Meute répond favorablement à son stimulus. Partout se forment de petits groupes de soldâtes, mais aussi d'ouvrières, par trois ou par cinq. En connectant leurs antennes en triangle ou en pentagone, elles opèrent des centaines de communications absolues.
— Attention, je vais m'arrêter! dit Galin, peu désireux de recevoir dans le dos la poussée de huit sapeurs-pompiers.
— Qu'est-ce qu'il fait sombre là-dedans! Passez-moi une lampe plus puissante. Il se retourna et on lui tendit une grosse torche. Les pompiers n'avaient pas l'air très rassurés. Pourtant, eux, ils avaient leurs vestes en cuir et leurs casques. Que n'avait-il pensé à se mettre quelque chose de plus adapté à ce genre d'expédition qu'un veston de ville!
Ils descendaient prudemment. L'inspecteur, l'œil du groupe, s'appliquait à éclairer chaque recoin avant de faire un pas. C'était plus lent mais c'était plus sûr.
— Le pinceau de la torche balaya une inscription gravée sur la voûte, à hauteur de regard.
Examine-toi toi même,
Si tu ne t'es pas purifié assidûment
Les noces chimiques te feront dommage
Malheur à qui s'attarde là-bas.
Que celui qui est trop léger s'abstienne.
Ars Magna.
— Vous avez vu ça? demanda un pompier.
— C'est une vieille inscription, voilà tout…, tempéra l'inspecteur Galin.
— On dirait un truc de sorciers.
— En tout cas, ça a l'air sacrement profond.
— Le sens de la phrase?
— Non, l'escalier. On dirait qu'il y a des kilomètres de marches là-dessous.
Ils reprirent leur descente. Ils devaient bien se trouver à cent cinquante mètres sous le niveau de la ville. Et ça tournait toujours en colimaçon. Comme une hélice d'ADN. Ils en avaient presque le vertige. Profond, toujours plus profond.
– Ça peut continuer indéfiniment comme ça, grogna un pompier. Nous ne sommes pas préparés pour faire de la spéléologie.
— Moi je croyais qu'il fallait juste sortir quelqu'un d'une cave, dit un autre qui portait la civière gonflable. Ma femme m'attendait pour dîner à 8 heures, elle doit être contente, il est déjà 10 heures!
Galin reprit ses troupes en main.
– Écoutez les gars, maintenant on est plus proches du fond que de la surface, alors encore un petit effort. On ne va pas renoncer à mi-parcours.
Or, ils n'avaient pas fait le dixième du chemin.
Au bout de plusieurs heures de CA à une température proche de 15°, un groupe de fourmis mercenaires jaunes dégage une idée, bientôt reconnue comme la meilleure par tous les autres centres nerveux. Il se trouve que Bel-o-kan possède de nombreuses soldâtes mercenaires d'une espèce un peu spéciale, les «casse-graines». Elles ont pour caractéristique d'être pourvues d'une tête volumineuse et de longues mandibules coupantes qui leur permettent de casser des graines même très dures. Dans les combats, elles ne sont pas bien efficaces, car leurs pattes sont trop courtes sous leur corps trop lourd. Alors, à quoi bon se traîner péniblement jusqu'au lieu de l'affrontement pour n'y faire que peu de dégâts? Les rousses avaient fini par les cantonner dans des tâches ménagères, comme par exemple couper les grosses brindilles.
Selon les fourmis jaunes, il existe pourtant un moyen de transformer ces grosses lourdaudes en foudres de guerre. Il suffit de les faire porter par six petites ouvrières agiles!
Ainsi, les casse-graines, guidant par odeurs leurs «pattes vivantes», peuvent fondre à grande vitesse sur leurs adversaires et les tailler en pièces avec leurs longues mandibules.
Quelques soldâtes gavées de sucre font des essais dans le solarium. Six fourmis soulèvent une casse-graines et courent en essayant de synchroniser leurs pas. Ça a l'air de très bien fonctionner.
La cité de Belokan vient d'inventer le tank.
On ne les vit jamais remonter.
Le lendemain, les journaux titrèrent: «Fontainebleau — Huit pompiers et un inspecteur de police disparaissent mystérieusement dans une cave.»
Dès l'aube violacée, les fourmis naines qui encerclent la Cité interdite de La-chola-kan s'apprêtent à livrer bataille. Les rousses isolées dans leur souche sont affamées et épuisées. Elles ne devraient plus tenir bien longtemps.