— Tous les enfants font ça…
— Peut-être, mais chez lui ça prenait des proportions étonnantes. Il ne se couchait plus dans son lit, il n'acceptait de dormir que dans un de ses nids. Il y restait parfois des journées entières sans bouger. Comme s'il hibernait. Ta mère prétendait d'ailleurs qu'il avait dû être écureuil dans une vie précédente.
Jonathan sourit pour l'encourager à continuer.
— Un jour, il a voulu construire sa cabane entre les pieds de la table du salon. C'a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, ton grand-père a éclaté d'une rage dont il était peu coutumier. Il l'a fessé, a détruit tous les nids et l'a obligé à dormir dans son lit.
Elle soupira.
— A partir de ce jour, il nous a complètement échappé. C'est comme si on avait arraché le cordon ombilical. On ne faisait plus partie de son monde. Mais je crois que cette épreuve était nécessaire, il fallait qu'il sache que l'univers ne se plierait pas éternellement à ses caprices. Après, en grandissant, ça a posé des problèmes. Il ne supportait pas l'école. Tu vas encore me dire: «comme tous les enfants». Mais chez lui ça allait plus loin. Tu connais beaucoup d'enfants qui se pendent dans les toilettes avec leur ceinture parce qu'ils se sont fait engueuler par leur instituteur? Lui, il s'est pendu à sept ans. C'est le balayeur qui l'a décroché.
— Il était peut-être trop sensible…
— Sensible? Tu parles! Un an plus tard, il a tenté poignarder un de ses maîtres avec une paire de ciseaux. Il a visé le cœur. Par chance, il ajuste détruit son porte-cigarettes. Elle leva les yeux au plafond. Des souvenirs épars tombaient sur sa pensée comme des flocons.
– Ça s'est un peu arrangé ensuite, parce que certains professeurs arrivaient à le passionner. Il avait vingt dans les matières qui l'intéressaient et zéro dans toutes les autres. C'était toujours zéro ou vingt.
— Maman disait qu'il était génial.
— Il fascinait ta mère parce qu'il lui avait expliqué qu'il essayait d'obtenir le «savoir absolu». Ta mère, croyant dès l'âge de dix ans aux vies antérieures, sait qu'il était une réincarnation d'Einstein ou de Léonard de Vinci.
— En plus de l'écureuil?
— Pourquoi pas? «Il en faut des vies pour composer une âme…», a dit Bouddha.
— Il a fait des tests de QI?
— Oui. Cela s'est très mal passé. Il a été noté vingt-trois sur cent quatre-vingts, ce qui correspond à débile léger. Les éducateurs pensaient qu'il était fou et qu'il fallait le mettre dans un centre spécialisé. Pourtant, moi je savais qu'il n'était pas fou. Il était juste «à côté». Je me souviens qu'une fois, oh! il devait avoir à peine onze ans, il m'a mise au défi d'arriver à faire quatre triangles équilatéraux avec seulement six allumettes.
Ce n'est pas facile, tiens, tu vas essayer pour voir…
Elle partit dans la cuisine, donna un coup d'oeil à sa bouilloire et ramena six allumettes. Jonathan hésita un moment. Cela semblait réalisable. Il disposa de différentes manières les six bâtonnets, mais après plusieurs minutes de recherche dut renoncer.
— Quelle est la solution? Grand-mère Augusta se concentra.
— Eh bien, en fait, je crois qu'il ne me l'a jamais livrée. Tout ce dont je me souviens c'est la phrase qu'il m'a lancée pour m'aider à trouver: «Il faut penser différemment, si on réfléchit comme on en a l'habitude on n'arrive à rien.» Tu t'imagines, un mouflet de onze ans sortir des trucs pareils! Ah! je crois que j'entends le sifflet de la bouilloire. L'eau doit être chaude.
Elle revint avec deux tasses remplies d'un liquide jaunâtre très odorant.
— Tu sais, ça me fait plaisir de te voir t'intéresser à ton oncle. De nos jours les gens meurent, et on oublie même qu'ils sont nés. Jonathan laissa tomber les allumettes et but délicatement plusieurs gorgées de verveine.
— Et après, que s'est-il passé?
— Je ne sais plus, dès qu'il a commencé ses études à l'université des sciences, nous n'avons plus eu de nouvelles. J'ai appris vaguement par ta mère qu'il a brillamment terminé son doctorat, qu'il a travaillé pour une société de produits alimentaires, qu'il l'a quittée pour partir en Afrique, puis qu'il est revenu habiter rue des Sybarites, où personne n'a plus entendu parler de lui jusqu'à son décès.
— Comment est-il mort?
— Ah! tu n'es pas au courant? Une histoire incroyable. Ils en ont parlé dans tous les journaux. Figure-toi qu'il a été tué par des guêpes.
— Des guêpes? Comment ça?
— Il se baladait seul en forêt. Il a dû bousculer un essaim par inadvertance. Elles se sont toutes ruées sur lui. «Je n'ai jamais vu autant de piqûres sur une même personne!» a prétendu le médecin légiste. Il est mort avec 0,3 gramme de venin par litre de sang. Du jamais vu.
— Il a une tombe?
— Non. Il avait demandé à être enterré sous un pin dans la forêt.
— Tu as une photo?
— Tiens, regarde là, sur ce mur, au-dessus de la commode. A droite: Suzy, ta mère (tu l'avais déjà vue aussi jeune?). À gauche: Edmond.
Il avait le front dégarni, de petites moustaches pointues, des oreilles sans lobe à la Kafka qui remontaient au-dessus du niveau des sourcils. Il souriait avec malice. Un vrai diablotin.
À côté de lui, Suzy était resplendissante dans une robe blanche. Quelques années plus tard, elle s'était mariée, mais avait toujours tenu à conserver comme seul patronyme Wells. Comme si elle ne souhaitait pas ce son compagnon laisse la trace de son nom sur sa progéniture. En s'approchant de plus près, Jonathan s'aperçut qu'Edmond tenait deux doigts dressés au-dessus de la tête de sa sœur.
— Il était très espiègle, non?
Augusta ne répondit pas. Un voile de tristesse lui avait embrumé le regard lorsqu'elle avait retrouvé le visage rayonnant de sa fille. Suzy était morte six ans plus tôt.
Un camion de quinze tonnes conduit par un chauffeur ivre avait poussé sa voiture dans un ravin.
L'agonie avait duré deux jours. Elle avait réclamé Edmond, mais Edmond n'était même pas venu. Une fois de plus il était ailleurs…
— Tu connais d'autres gens qui pourraient me parler d'Edmond?
— Mmh… Il avait un ami d'enfance qu'il voyait souvent. Ils étaient même ensemble à l'université. Jason Bragel. Je dois encore avoir son numéro.
Augusta consulta rapidement son ordinateur et donna à Jonathan l'adresse de cet ami. Elle regarda son petit-fils avec affection. C'était le dernier survivant de la famille des Wells. Un brave garçon.
— Allons, finis ta boisson, ça va refroidir. J'ai aussi des petites madeleines, si tu veux. Je les fais moi-même avec des oeufs de caille.
— Non, merci, il va falloir que j'y aille. Passe un jour,nous voir dans notre nouvel appartement, nous avons fini d'emménager.
— D'accord, mais attends, ne pars pas sans la lettre.
Fouillant avec acharnement grand placard et boîtes en fer, elle trouva enfin une enveloppe blanche sur laquelle était noté d'une écriture fébrile: «Pour Jonathan Wells.» Le rabat de l'enveloppe était protégé par plusieurs couches de ruban adhésif afin d'éviter toute ouverture intempestive. Il la déchira avec précaution. Un feuillet froissé, type carnet d'écolier, en tomba. Il lut la seule phrase qui y était inscrite «SURTOUT NE JAMAIS ALLER À LA CAVE!»
La fourmi tremblote des antennes. Elle est comme une voiture qu'on a longtemps laissée sous la neige et qu'on essaie de faire redémarrer. Le mâle s'y reprend à plusieurs fois. Il la frictionne. La badigeonne de salive chaude.
Vie. Ça y est, le moteur se remet en marche. Une saison est passée. Tout recommence comme si elle n'avait jamais connu cette «petite mort».
Il la frotte encore pour lui communiquer des calories. Elle est bien, maintenant. Alors qu'il continue à se démener, elle oriente ses antennes dans sa direction. Elle le titille. Elle veut savoir qui il est. Elle touche son premier segment en partant de son crâne et lit son âge: cent soixante-treize jours. Sur le second, l'ouvrière aveugle repère sa caste: mâle reproducteur. Sur le troisième, son espèce et sa cité: fourmi ousse des bois issue de la ville mère de Bel-o-kan. Sur le quatrième, elle découvre le numéro de ponte qui lui sert de dénomination: il est le 327e mâle pondu depuis le début de l'automne. Elle arrête là son décryptage olfactif. Les autres segments ne sont pas émetteurs. Le cinquième sert à réceptionner les molécules pistes. Le sixième est utilisé pour les dialogues simples. Le septième permet les dialogues complexes de type sexuel. Le huitième est destiné aux dialogues avec Mère. Les trois derniers, enfin, servent de petites massues. Voilà, elle a fait le tour des onze segments de la deuxième moitié de l'antenne. Mais elle n'a rien à lui dire. Alors elle s'écarte et part se réchauffer à son tour sur le toit de la Cité.