A l'attaque! Serrez les rangs!
Un seul mot d'ordre claque dans le camp adverse
Feu!
Les ventres braqués pulvérisent leur brûlant venin sur les carrés de naines. Pfout, pfout, pfout. Les jets jaunes sifflent dans les airs, cinglent de plein fouet la première ligne d'assaillantes.
Ce sont les antennes qui fondent d'abord.
Elles dégoulinent sur les crânes. Puis le poison se répand sur les cuirasses, les liquéfiant comme si elles n'étaient qu'en plastique.
Les corps martyrisés s'affaissent et forment un mince barrage qui fait trébucher les naines. Elles se ressaisissent, enragées, se jettent de plus belle à l'assaut de la crête.
En haut, une ligne d'artilleuses rousses a pris le relais de la précédente.
Feu!
Les carrés se disloquent, mais les naines continuent d'avancer, piétinant les morts mous.
Troisième ligne d'artilleuses. Les cracheuses de colle se joignent à elles.
Feu!
Cette fois, les carrés de naines explosent franchement. Des groupes entiers se débattent dans les flaques de glu. Les naines tentent de contre-attaquer en alignant elles aussi une rangée d'artilleuses. Celles-ci avancent vers le sommet en marche arrière et tirent sans pouvoir viser. A contre-pente elles ne peuvent se caler.
Feu! émettent les naines.
Mais leurs abdomens courts ne tirent que des gouttelettes d'acide. Même en atteignant leur objectif, leurs jets ne font qu'irriter sans percer les carapaces.
Feu!
Les gouttes d'acide des deux camps se croisent, s'annulent parfois. Devant le peu de résultats obtenus, les Shigaepiennes renoncent à utiliser leur artillerie. Elles pensent pouvoir gagner en gardant la tactique des carrés compacts d'infanterie.
Serrez les rangs.
Feu! répondent les rousses dont leur artillerie fait toujours merveille. Nouvelle giclée d'acide et de glu.
Malgré l'efficacité des tirs, les naines parviennent en haut de la colline des coquelicots. Leurs silhouettes forment une frise noire assoiffée de vengeance.
Charge. Rage. Saccage.
Désormais il n'y a plus de «gadgets». Les artilleuses rousses ne peuvent plus faire gicler leur abdomen, les carrés de naines ne peuvent plus rester compacts.
Nuée. Ruée. Coulée.
Tout le monde se mélange, se dérange, se range, court, tourne, fuit, fonce, se disperse, se réunit, fomente de petites attaques, pousse, entraîne, bondit, s'effondre, rassure, crache, soutient, hurle de l'air chaud. Partout la mort est désirée. On se mesure, on s'escrime, on ferraille. On court sur les corps vivants et sur ceux qui déjà ne bougent plus. Chaque rousse se retrouve coiffée d'au moins trois naines furieuses. Mais,comme les rousses sont trois fois plus grosses, les duels se déroulent à peu près à armes égales. Corps à corps. Cris odorants. Phéromones amères en brumes.
Les millions de mandibules pointues, crénelées, en dents de scie, en sabre, en pince plate, à simple tranchant, à double tranchant, enduites de salive empoisonnées, de glu, de sang s'emboîtent. Le sol tremble. Corps à corps.
Les antennes plombées de leurs petites flèches fouettent l'air pour maintenir l'adversaire à distance. Les pattes griffues les frappent comme s'ils s'agissaient de petits roseaux agaçants. Prise. Surprise. Méprise. On attrape l'autre par les mandibules, les antennes, la tête, le thorax, l'abdomen, les pattes, les genoux, les coudes, les brosses articulaires, une brèche dans la carapace, un créneau dans la chitine, un œil. Puis les corps basculent, roulent dans la terre moite. Des naines escaladent un coquelicot indolent et de là-haut se laissent choir toutes griffes tendues sur une rousse carrossée. Elles lui perforent le dos puis la troue jusqu'au cœur. Corps à corps.
Les mandibules rayent les armures lisses. Une rousse utilise habilement ses antennes comme deux javelots qu'elle propulse simultanément. Elle transperce ainsi le crâne d'une dizaine d'adversaires, ne prenant même pas le temps de nettoyer ses tiges enduites de sang transparent. Corps à corps. A mort.
— Il y a bientôt tellement d'antennes et de pattes coupées par terre qu'on croirait marcher sur un tapis d'aiguilles de pin.
Les survivantes de La-chola-kan accourent et plongent dans la mêlée comme s'il n'y avait pas assez de décédés.
Subjuguée par le nombre de ses minuscules assaillantes, une rousse panique, recourbe son abdomen, s'arrose d'acide formique, tue ses adversaires et se tue en même temps. Ils fondent tous comme de la cire.
Plus loin, une autre guerrière déracine d'un coup sec la tête de son adversaire juste au moment où on lui arrache la sienne.
La 103 683e soldate a vu déferler sur elle les premières lignes de naines. Avec quelques dizaines de collègues de sa sous-caste, elle est arrivée à former un triangle qui a semé la terreur dans les grumeaux de naines. Le triangle a éclaté, maintenant elle est seule à affronter cinq Shigaepiennes déjà enduites du sang de sœurs aimées.
Elles la mordent partout. Tandis qu'elle leur répond de son mieux, les conseils lancés dans la salle de combat par la vieille guerrière lui reviennent automatiquement: Tout se joue avant le contact. La mandibule ou le jet d'acide ne font qu'entériner une situation de dominance déjà reconnue par les deux adversaires… Tout est un jeu d'esprit. Il faut accepter la victoire et rien ne résiste. Cela fonctionne peut-être pour un ennemi. Mais que faire lorsqu'il y en a cinq? Là, elle sent qu'il y en a au moins deux qui veulent à tout prix gagner. La naine qui lui cisaille méthodiquement l'articulation du thorax et celle qui est en train de lui arracher la patte arrière gauche. Une vague d'énergie la submerge. Elle se débat, plante son antenne comme un stylet juste sous le cou de l'une, fait lâcher prise à l'autre en l'assommant d'un coup du plat de la mandibule. Pendant ce temps des naines sont revenues lancer au beau milieu du champ de bataille des dizaines de têtes infectées à l'alternaria. Mais comme chacun est protégé par la bave d'escargot, les spores volettent, glissent sur les cuirasses avant de retomber mollement sur le sol fertile. Décidément ce n'est pas un jour faste pour les nouvelles armes. Elles ont toutes trouvé leur réplique. A trois heures de l'après-midi, les combats sont à leur paroxysme. Les bouffées d'acide oléique, effluves caractéristiques émises par les cadavres myrmécéens en train de sécher, remplissent l'air. A quatre heures et demie, les rousses et les naines qui tiennent encore debout sur au moins deux pattes continuent d'en découdre sous les coquelicots. Les duels ne cessent qu'à cinq heures à cause d'un coup d'orage annonciateur d'une pluie imminente. On dirait que le ciel en a assez de tant de violence. À moins que ce ne soit tout bêtement les giboulées de mars qui arrivent avec retard.
Survivants et blessés se retirent. Bilan: 5 millions de morts dont 4 millions de naines. La-chola-kan est libérée. À perte de vue, le sol est jonché de corps désarticulés, de cuirasses crevées, de sinistres tronçons qu'agite parfois un dernier souffle de vie. Partout du sang transparent comme une laque, des flaques d'acide jaunâtre.
Quelques naines, encore embourbées dans une mare de glu, se débattent en pensant pouvoir rejoindre leur Cité. Les oiseaux viennent les picorer rapidement avant que la pluie ne tombe.