Les éclairs illuminent les nuages anthracite et font étinceler quelques carcasses de tanks dont les mandibules arrogantes restent dressées. Comme si ces pointes sombres voulaient encore crever le ciel lointain. Les acteurs rentrés, la pluie nettoie la scène.
Elle parlait la bouche pleine. -Bilsheim?
— Allô?
— Groumf, groumf. Vous vous foutez de ma gueule, Bilsheim? Vous avez vu les journaux? L'inspecteur Galin, c'est de chez vous ça? C'est bien le petit jeune agaçant qui voulait me tutoyer les premiers jours? C'était Solange Doumeng, la directrice de la PJ.
— Euh oui, je crois.
— Je vous avais dit de le lourder, et maintenant je le découvre en vedette posthume. Vous êtes complètement givré! Qu'est-ce qui vous a pris d'envoyer quelqu'un d'aussi peu expérimenté sur une affaire aussi grave?
— Galin n'est pas inexpérimenté, c'est même un excellent élément. Mais je crois que nous avons sous-estimé l'affaire…
— Les bons éléments sont ceux qui trouvent les solutions, les mauvais sont ceux qui trouvent les excuses.
— Il existe des affaires où même les meilleurs d'entre nous…
— Il existe des affaires où même les plus mauvais d'entre vous ont un devoir de réussite. Aller repêcher un couple dans une cave fait partie de cette catégorie.
— Je m'excuse mais…
— Vos excuses vous savez où vous pouvez vous les mettre, mon beau? Vous allez me faire le plaisir de retourner au fond de cette cave et de m'en sortir tout le monde. Votre héros Galin mérite une sépulture chrétienne. Et je veux un article élogieux sur notre service avant la fin du mois.
— Et pour…
— Et pour toute cette histoire! Et je veux que vous teniez votre bec! Vous ne ferez tout le foin avec la presse qu'une fois cette affaire bouclée. Vous prenez si vous le voulez six gendarmes et du matériel de pointe. C'est tout.
— Et si…
— Et si vous vous plantez, comptez sur moi pour vous gâcher votre retraite!
Elle raccrocha.
Le commissaire Bilsheim savait prendre tous les fous sauf elle. Il se résigna donc à mettre au point un plan de descente.
LORSQUE L'HOMME: Lorsque l'homme a peur, est heureux ou en rage, ses glandes endocrines produisent des hormones qui n'influent que sur son propre corps. Elles tournent en vase clos. Son cœur va accélérer, il va suer, ou faire des grimaces, ou crier, ou pleurer. Ce sera son affaire. Les autres le regarderont sans compatir, ou en compatissant parce que leur intellect l'aura décidé.
Lorsque la fourmi a peur, est heureuse ou en rage, ses hormones circulent dans son corps, sortent de son corps et pénètrent dans le corps des autres. Grâce auxphéro-hormones, ou phéromones, ce sont des millions de personnes qui vont crier et pleurer en même temps. Ce doit être une sensation incroyable de ressentir les choses vécues par les autres, et de leur faire ressentir tout ce que l'on ressent soi-m ême…
Edmond Wells
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
Dans toutes les cités de la Fédération, c'est la liesse. Les trophallaxies sucrées sont abondamment offertes aux combattantes épuisées. Cependant, ici il n'y a pas de héros. Chacun a accompli sa tâche; bien ou mal, peu importe, tout repart de zéro à la fin des missions.
On panse les blessures à grandes lapées de salive. Quelques jeunes naïves tiennent dans leurs mandibules une, deux ou trois de leurs pattes arrachées au combat, qu'elles ont récupérées par miracle. On leur explique que ça ne se recolle pas.
Dans la grande salle de lutte de l'étage — 45, des soldâtes reconstituent pour ceux qui n'y étaient pas les épisodes successifs de la bataille des Coquelicots. Une moitié joue les naines, l'autre les rousses. Elles miment l'attaque de la Cité interdite de La-chola-kan, la charge rousse, la lutte contre les têtes enterrées, la fausse fuite, l'entrée des tanks, leur déroute face aux carrés des naines, l'assaut de la colline, les lignes d'artilleuses, la mêlée finale… Les ouvrières sont venues nombreuses. Elles commentent chaque tableau de cette évocation. Un point retient particulièrement leur attention: la technique des tanks. Il est vrai que leur caste y tient sa place; à leur avis, il ne faut pas y renoncer, il faut apprendre à l'utiliser plus intelligemment, pas seulement en charge frontale. Entre tous les rescapés de la bataille, 103 683e s'en est bien tirée. Elle n'a perdu qu'une patte. Une broutille quand on en a six à sa disposition. Cela mérite à peine d'être signalé. La 56e femelle et le 327e mâle, qui en tant que sexués n'ont pu participer à la guerre, l'attirent dans un coin. Contact antennaire.
Il n'y a pas eu de problème ici?
Non, les guerrières au parfum de roche étaient toutes dans la bagarre. On est restés enfermés dans la Cité interdite, au cas où les naines arriveraient jusqu'ici. Et là-bas? Tu as vu l'arme secrète?
Non.
Comment ça, non? On a parlé d'une branche, d'acacia mobile…
103 683e explique que la seule arme nouvelle à laquelle elles ont été confrontées a été l'atroce alternaria, mais qu'elles ont trouvé la parade.
Ce ne peut être ça qui a tué la première expédition, constate le mâle. L'alternaria met beaucoup de temps à tuer. En outre, il en est certain: aucun des cadavres qu'il a examinés n'avait la moindre trace de ces spores mortelles. Alors?
Déroutés, ils décident de prolonger leur CA.
Ils aimeraient vraiment y voir plus clair.
Nouveau bouillon d'idées et d'avis. Pourquoi les naines n'ont-elles pas recouru à l'arme qui avait si radicalement détruit les vingt-huit exploratrices? Elles ont pourtant tout tenté pour gagner. Si une telle arme était entre leurs pattes, elles ne se seraient pas gênées pour s'en servir! Et si elles ne la possédaient pas? Elles arrivent toujours avant ou après que l'arme secrète ne frappe, c'est peut-être par pur hasard… Cette hypothèse cadrerait assez bien avec l'attaque de La-chola-kan. Quant à la première expédition, on a très bien pu laisser des traces de passeports de naines pour lancer la Meute sur une mauvaise piste. Et qui aurait intérêt à faire ça? Si les naines ne sont pas responsables de tous les mauvais coups, vers qui se tourner? Vers les autres! Le second adversaire implacable, l'ennemi héréditaire: les termites! Le soupçon n'a rien de fantaisiste. Depuis quelque temps, des soldâtes isolées de la grande termitière de l'Est passent le fleuve et multiplient les incursions dans les zones de chasse fédérées. Oui, c'est sûrement les termites. Ils se sont arrangés pour monter naines et rousses les unes contres les autres. Comme ça, ils se débarrassent des deux sans coup férir. Leurs ennemis bien affaiblis, ils n'ont plus qu'à cueillir les fourmilières. Et les guerrières aux odeurs de roche? Ce seraient des espionnes mercenaires au service des termites, voilà tout. Plus leur commune pensée s'affine à force de tourner dans leurs trois cerveaux, et plus il leur paraît acquis que ce sont les termites de l'Est qui possèdent la mystérieuse «arme secrète».
Mais ils sont dérangés et arrachés à leur colloque par les odeurs générales de la Meute. La Cité a décidé de mettre à profit l'entre-deux-guerres en avançant la fête de la Renaissance: elle aura lieu demain. Toutes les castes en place! Les femelles et les mâles, aux salles des gourdes pour faire le plein de sucre! Les artilleuses, rechargez vos abdomens aux salles de chimie organique!
Avant de quitter ses compagnons, la 103 683e soldate lâche une phéromone:
Bonne copulation! Ne vous en faites pas, je poursuis l'enquête de mon côté. Quand vous serez dans le ciel, je prendrai le chemin de la grande termitière de l'Est.
A peine se sont-ils séparés que les deux tueuses, la grosse brute et la petite boiteuse,