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Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

Elle regagne le dôme à petits pas accablés. Dans un couloir proche du gynécée, ses ocelles infrarouges lui font distinguer deux silhouettes. Ce sont les assassins au parfum de roche! Il y a la grosse et la petite qui boite! Alors qu'elles viennent droit sur elle, 56e fait vrombir ses ailes et saute au cou de la boiteuse. Mais elles ont tôt fait de l'immobiliser. Pourtant, au lieu de l'exécuter, elles lui imposent un contact antennaire. La femelle est en rage. Elle leur demande pourquoi avoir tué le 327e mâle, puisque de toute façon il allait mourir lors du vol. Pourquoi l'ont-elles assassiné! Les deux tueuses essaient de la raisonner. Certaines choses, selon elles, ne sauraient attendre. Et quoi qu'il en coûte. Il y a des tâches mal vues, des gestes mal jugés qui doivent pourtant être accomplis si l'on veut que la Meute continue à fonctionner normalement. Faut pas être naïf… l'unité de Bel-o-kan, cela se mérite. Et si cela devient nécessaire, ça se soigne. Mais alors, elles ne sont pas des espionnes? Non, elles ne sont pas des espionnes. Elles prétendent même être… les principales gardiennes de la sécurité et de la santé de la Meute.

La princesse hurle des phéromones de colère. Parce que 327e était dangereux pour la sécurité de la Meute? Oui, répondent les deux tueuses. Un jour elle comprendrait, pour l'instant elle était encore jeune… Comprendre, comprendre quoi? Qu'il y a des assassins superorganisés au sein même de la Cité, et qu'ils prétendent la sauver en éliminant des mâles qui ont «vu des choses cruciales pour la survie de la Meute». La boiteuse condescend à s'expliquer. Il ressort de on discours que les guerrières au parfom de roche sont des «soldâtes antimauvais stress». Il y a de bons stress ni font que la Meute progresse et combat. Et il y a de mauvais stress qui font que la Meute s'autodétruit…

Toutes les informations ne sont pas bonnes à entendre. Certaines provoquent des angoisses «métaphysiques», qui n'ont pas encore de solution. Alors, la Meute s'inquiète, mais se trouve inhibée, incapable de réagir…

C'est très mauvais pour tous. La Meute se met à produire des toxines qui l'empoisonnent. La survie de la Meute «à long terme» est plus importante que la connaissance du réel «à court terme». Si un œil a vu quelque chose que le cerveau sait dangereux pour tout le reste de l'organisme, il vaut mieux que le cerveau crève cet œil… La grosse se joint à la boiteuse pour résumer ainsi ces savants propos: Nous avons crevé l'œil, Nous avons coupé le stimulus nerveux, Nous avons arrêté l'angoisse.

Les antennes insistent, précisant que tous les organismes sont munis de ce genre de sécurité parallèle. Ceux qui ne l'ont pas meurent de peur ou se suicident pour ne pas affronter le réel angoissant. 56e est assez surprise mais ne perd pas pied. Belle phéromone en vérité! S'ils veulent cacher l'existence de l'arme secrète, il est de toute façon trop tard. Tout le monde sait que La-chola-kan en a d'abord été victime, même si le mystère reste entier du point de vue technologique…

Les deux soldâtes, toujours flegmatiques, ne relâchent pas leur étreinte. Pour La-chola-kan, tout le monde a déjà oublié; la victoire a apaisé les curiosités. D'ailleurs, il suffit de renifler dans les couloirs, il n'y a pas la moindre odeur de toxine. Toute la Meute est tranquille en cette veille de fête de la Renaissance.

Que lui veulent-elles alors? Pourquoi lui coincent-elles la tête ainsi?

Durant la course-poursuite dans les étages inférieurs, la boiteuse a repéré une troisième fourmi. Une soldate. Quel est son numéro d'identification?

Voilà donc pourquoi elles ne l'ont pas tuée tout de suite! En guise de réponse, la femelle plante profondément ses deux pointes d'antennes dans les yeux de la grosse. D'être aveugle de naissance ne l'empêche pas d'avoir très mal. Quant à la boiteuse,

stupéfaite, elle lâche à moitié prise.

La femelle court et vole pour aller plus vite.

Ses ailes soulèvent un nuage de poussières qui égare ses poursuivantes. Vite, il lui faut rejoindre le dôme.

Elle vient de frôler la mort. Elle va maintenant commencer une autre vie.

Extrait du discours de pétition contre les fourmilières jouets, prononcé par Edmond Wells devant la commission d'enquête del'Assemblée nationale:

«Hier, j'ai vu dans les magasins cesnouveaux jouets offerts aux enfants pour leur Noël. Ce sont des boîtes en plastiquetransparent, remplies de terre avec six cents fourmis à l'intérieur et la garantie d'unereine féconde.

On les voit travailler, creuser, courir.

Pour un enfant c'est fascinant. C'est commesi on lui offrait une ville. A part que les habitants sont minuscules. Comme descentaines de petites poupées mobiles et douées d'autonomie.

Pour tout avouer, je possède moi-même desemblables fourmilières. Tout simplement parce que, dans le cadre de mon travail debiologiste, je suis amené à les étudier. Je lesai installées dans des aquariums bouchésavec du carton aéré.

Cependant, chaque fois que je me retrouvedevant ma fourmilière, j'ai une impression bizarre. Comme si j'étais omnipotent dans leur monde. Comme si j'étais leur Dieu… Si j'ai envie de les priver de nourriture, mes fourmis mourront toutes; s'il méprend fantaisie d'engendrer la pluie, il me suffit de verser à l'arrosoir le contenu d'un verre sur leur cité; si je décide de leur augmenter la température ambiante, j'ai juste à les installer sur le radiateur; si je veux en kidnapper une pour l'examiner au microscope, je n'ai qu'à prendre mes pincettes et les plonger dans l'aquarium; et si mon caprice est d'en tuer, il n 'y aura aucune résistance. Elles ne comprendront même pas ce qui leur arrive. Je vous le dis, Messieurs, c'est un pouvoir exorbitant qui nous est donné sur ces êtres, uniquement parce qu'ils sont de morphologie réduite.

Moi, je n'en abuse pas. Mais j'imagine un enfant… lui aussi, il peut tout leur faire. Parfois il me vient une idée stupide. Envoyant ces cités de sable, je me dis: et si c'était la nôtre? Si nous étions nous aussi installés dans quelque aquarium prison et surveillés par une autre espèce géante? Si Adam et Eve avaient été deux cobayes expérimentaux déposés dans un décor artificiel, pour «voir»? Si le bannissement du paradis dont parle la Bible n'avait été qu'un changement d'aquarium prison?

Si le Déluge, après tout, n'avait été qu'un verre d'eau renversé par un Dieu négligent ou curieux?