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56e a décidément de la chance, car l'entrée d'un nouveau personnage surgissant bruyamment du fond de l'horizon remet tout en cause. C'est encore une de ces bestioles du Sud qui sont récemment montées vers le nord. Une très grosse bestiole à vrai dire, un hanneton unicorne ou coléoptère rhinocéros. Il percute la toile en plein coeur, l'étiré comme une glu… et la rompt. Le 95/10, c'est solide pour autant qu'on n'exagère pas. Le beau napperon de soie explose en mèches et lambeaux planeurs.

La femelle araignée a déjà sauté en s'accrochant à son filin de rappel. Libérée de son blanc carcan, la reine fourmi se traîne discrètement par terre, incapable de redécoller.

Mais l'araignée a la tête ailleurs. Elle escalade une branche pour y construire une pouponnière de soie où elle pourra pondre. Lorsque ses dizaines de petits auront éclos, leur plus grande hâte sera de manger leur mère. On est comme ça chez les araignées, on ne sait pas dire merci.

— Bilsheim!

Il éloigna vivement l'écouteur, comme s'il se fût agi d'une bête qui pique. Il s'agissait de sa chef… Solange Doumeng.

— Allô?

— Je vous avais donné des ordres et vous n'avez encore rien fait. Qu'est-ce que vous fabriquez? Vous attendez que toute la ville disparaisse dans cette cave? je vous connais Bilsheim, vous ne pensez qu'à vous reposer! Or je n'accepte pas les feignasses! Et j'exige que vous résolviez cette affaire dans les quarante-huit heures!

— Mais, madame…

— Il n'y a pas de «mais médème»! Vos gaziers ont reçu mes consignes, vous n'avez plus qu'à descendre avec eux demain matin, tout le matériel sera sur place. Alors levez-vous un peu le cul, nom d'un chien!

Un stress l'envahit. Ses mains tremblèrent. Il n'était pas un homme libre. Pourquoi devait-il obéir? Pour échapper au chômage, pour ne pas être exclu de la société. Ici et maintenant, sa seule façon de concevoir sa liberté était de se représenter en clochard, et il n'était pas encore prêt pour ce genre d'épreuve. Son besoin d'ordre et de socialisation entra en conflit avec son désir de ne pas subir la volonté des autres. Un ulcère naquit sur le champ de bataille, c'est-à-dire dans son estomac. Le respect de l'ordre gagna sur le goût de la liberté. Alors il obtempéra.

La troupe de chasseresses se tient dissimulée derrière un rocher, en train d'observer le lézard. Celui-ci mesure bien soixante têtes de long (dix-huit centimètres). Sa cuirasse rocailleuse d'un jaune verdâtre semé de taches noires produit un effet de peur et de dégoût. 103683e a l'impression que ces taches sont les éclaboussures du sang de toutes les victimes du saurien.

Comme prévu, l'animal est engourdi par le froid. Il marche, mais au ralenti; on dirait qu'il hésite avant de poser la patte quelque part.

Lorsque le soleil est sur le point d'apparaître, une phéromone est lâchée.

Sus à la Bête!

Le lézard voit fondre sur lui une armée de petites choses noires agressives. Il se dresse lentement, ouvre une gueule rose où danse une langue rapide qui fouette les fourmis les plus proches, les englue et les engloutit dans sa gorge. Puis il fait un petit rot et s'éloigne à la vitesse de l'éclair. Diminuées d'une trentaine des leurs, les chasseresses demeurent abasourdies, le souffle coupé. Pour quelqu'un d'anesthésié par le froid, l'autre ne manque pas de ressources!

103683e, qu'on ne peut soupçonner de couardise, est l'une des premières à dire que s'attaquer à un tel animal est un suicide. La place forte paraît imprenable. La peau du lézard est une armure inattaquable à la mandibule ou à l'acide. Et sa taille, sa vivacité, même à faible température, lui donnent une supériorité difficilement compensable.

Cependant, les fourmis ne renoncent pas. Telle une meute de loups minuscules, elles s'élancent sur les traces du monstre. Elles galopent sous les fougères en lançant des phéromones menaçantes, aux odeurs de mort. Cela n'effraie pour l'instant que les limaces, mais aide les fourmis à se sentir terribles et invulnérables. Elles retrouvent le lézard quelques milliers de têtes plus loin, collé à l'écorce d'un épicéa, sans doute occupé à digérer son petit déjeuner. Il faut agir! Plus on attend, plus il gagne en énergie! S'il demeure rapide dans le froid, il deviendra surpuissant lorsqu'il sera bien gavé de calories solaires. Agora d'antennes. Il faut improviser une attaque. Une tactique est mise au point.

Des guerrières se laissent tomber d'une branche sur la tête de l'animal. Elles tentent de l'aveugler en mordillant ses paupières et commencent à lui forer les naseaux. Mais ce premier commando échoue. Le lézard se brosse la face d'une patte agacée et gobe les traînardes.

Une deuxième vague d'assaillantes accourt déjà. Presque à portée de langue, elles font un large et surprenant détour… avant de fondre brutalement sur son moignon de queue. Comme dit Mère: Chaque adversaire a son point faible. Trouve-le, et n'affronte que cette faiblesse.

Elles rouvrent la cicatrice en la brûlant à l'acide et s'engouffrent à l'intérieur du saurien, lui envahissent les boyaux. Il roule sur le dos, pédale avec ses pattes postérieures, se frappe le ventre avec les pattes de devant. Mille ulcères le rongent. Et c'est alors qu'un autre groupe prend enfin pied dans les naseaux, aussitôt agrandis et creusés à coups de jets bouillants. Juste au-dessus, on s'attaque aux yeux. On fait éclater ces billes molles, mais les cavités oculaires s'avèrent des impasses; le trou du nerf optique est trop étroit pour qu'on puisse l'emprunter et atteindre le cerveau. On rejoint donc les équipes déjà enfoncées loin dans les naseaux… Le lézard se contorsionne, se plonge une patte dans la gueule pour essayer d'écraser les fourmis qui lui percent la gorge. Trop tard.

Dans un recoin des poumons, 4000e a retrouvé sa jeune collègue 103683e. Il fait noir là-dedans, et elles n'y voient rien car les asexuées n'ont pas d'ocelles infrarouges. Elles joignent le bout de leurs antennes. Allez, profitons de ce que nos sœurs sont affairées pour partir dans la direction de la termitière de l'Est. Elles croiront que nous avons été tuées au combat. Elles ressortent par où elles sont entrées, par le moignon caudal, qui saigne maintenant abondamment. Demain le saurien sera découpé en milliers de lambeaux comestibles. Certains seront recouverts de sable et charriés à Zoubi-zoubi-kan; d'autres parviendront même à Bel-o-kan, et l'on inventera encore tout un récit épique pour décrire cette chasse. La civilisation fourmi a besoin de se conforter dans sa force. Vaincre les lézards est une chose qui la rassure particulièrement.

METISSAGE: Il serait faux dépenser que les nids sont imperméables aux présences étrangères. Certes, chaque insecte porte le drapeau odorant de sa cité, mais n'est pas pour autant «xénophobe» au sens où on l'entend chez les humains. Par exemple, si l'on mélange dans un aquarium rempli de terre une centaine de fourmis formica rufa avec une centaine de fourmis lazius niger — chaque espèce comprenant une reine fertile — , on s'aperçoit qu'après quelques escarmouches sans morts et de longues discussions antennaires les deux espèces se mettent à construire ensemble la fourmilière. Certains couloirs sont adaptés à la taille des rousses, d'autres à la taille des noires, mais ils s'entrecroisent et se mêlent si bien que la preuve en est faite: il n'existe pas uneespèce dominante qui essayerait d'enfermer l'autre dans un quartier réservé, un ghetto dans la cité.

Edmond Wells