Leur jabot social plein à ras bord, gavées d'énergie solaire, elles reprennent d'un bon pas la route vers le sud-est.
ANALYSE DES PHÉROMONES: (Trente-quatrième expérience). Je suis arrivé à identifier quelques-unes des molécules de communication des fourmis en utilisant un spectromètre de masse et un chromatographe. J'ai pu ainsi me livrer à une analyse chimique d'une communication entre un mâle et une ouvrière, interceptée à10 heures du soir. Le mâle a découvert un morceau de mie de pain. Voilà ce qu'il a émis
— Méthyl-6
— Méthyl-4 hexanone-3 (2 émissions) — Cétone
— Octanone-3 Puis à nouveau — Cétone
— Octanone-3 (2 émissions)
Edmond Wells
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
En chemin, elles rencontrent d'autres escargots. Tous se cachent comme s'ils s'étaient donné le mot: «Ces fourmis sont dangereuses.» Il y en a pourtant un qui ne se cache pas. Il montre même tout de sa personne.
Les deux fourmis s'approchent, intriguées. L'animal a été complètement écrasé par une masse. Sa coquille est en miettes. Son corps a éclaté et s'est répandu sur une large surface.
103683e pense aussitôt à l'arme secrète des termites, elles doivent être proches de la cité ennemie. Elle examine de plus près le cadavre. Le choc a été large, sec, hyperpuissant. Pas étonnant qu'avec une telle arme ils soient parvenus à éventrer le poste de La-chola-kan! 103683e est décidée. Il faut pénétrer dans la cité termite et comprendre, ou encore mieux, voler leur arme. Sinon toute la Fédération risque d'être pulvérisée! Mais tout d'un coup un vent fort se lève. Leurs griffes n'ont pas le temps de s'agripper à la terre. La tempête les aspire vers le ciel. 103 683e et 4000e n'ont pas d'ailes… Elles n'en volent pas moins.
Quelques heures plus tard, alors que l'équipe de surface est passablement assoupie, le talkie-walkie grésille à nouveau.
— Allô, madame Doumeng? Ça y est, nous sommes arrivés en bas.
— Alors? Que voyez-vous?
— C'est une impasse. Il y a un mur en béton et en acier qui a été construit très récemment. On dirait que tout s'arrête là… Il y a encore une inscription.
— Lisez!
— Comment faire quatre triangles équilatéraux avec six allumettes?
— C'est tout?
— Non, il y a des touches avec des lettres, sûrement pour composer la réponse.
— Il n'y a aucun couloir sur les côtés?
— Rien.
— Vous ne voyez pas non plus les cadavres des autres?
— Non, rien… hum… mais il y a des traces de pas. Comme si des tas de chaussures avaient piétiné juste devant ce mur.
— Qu'est-ce qu'on fait? susurra un gendarme, 91, remonte?
Bilsheim examina attentivement l'obstacle.
Tous ces symboles, toutes ces plaques d'acier et de béton, ça cachait un mécanisme. Et puis les autres, ils se seraient envolés où? Dans son dos les gendarmes s'asseyaient sur les marches. Lui se concentra sur les touches. Il devait falloir manipuler dans un ordre précis toutes ces lettres. Jonathan Wells était dans la serrurerie, il avait dû reproduire les systèmes de sécurité des portes d'immeubles. Il fallait trouver le mot code. Il se retourna vers ses hommes.
— Vous avez des allumettes, les gars? Le talkie-walkie s'impatienta.
— Allô commissaire Bilsheim, que faites-vous?
— Si vous voulez vraiment nous aider: essayez de faire quatre triangles avec six allumettes. Dès que vous trouvez la solution vous me rappelez.
— Vous vous foutez de moi, Bilsheim?
La tempête finit par s'apaiser. En quelques secondes, le vent ralentit sa danse; feuilles, poussières, insectes sont à nouveau soumis aux lois de la gravité et retombent au hasard de leur poids respectif. 103683e et 4000e ont été plaquées au sol à quelques dizaines de têtes l'une de l'autre. Elles se retrouvent, sans une blessure, et examinent les lieux: une région caillouteuse qui ne ressemble en rien au paysage qu'elles ont quitté. Pas un seul arbre, ici, juste quelques herbes sauvages dispersées au hasard des vents. Elles ne savent pas où elles sont…
Alors qu'elles rassemblent tant bien que mal leurs forces pour quitter cet endroit sinistre, le ciel décide de manifester à nouveau sa puissance. Les nuages s'alourdissent, virent au noir. Une explosion de foudre ouvre les airs et libère toute la tension électrique qui s'y était accumulée. Tous les animaux ont compris ce message de la nature. Les grenouilles plongent, les mouches se cachent sous les cailloux, les oiseaux volent bas.
La pluie se met à tomber. Les deux fourmis doivent de toute urgence trouver un abri. Chaque goutte peut être mortelle. Elles se hâtent vers une forme proéminente qui se découpe au loin, arbre ou rocher. Peu à peu, à travers les gouttes drues et les brumes rampantes, la forme se dessine plus nettement. Ce n'est ni une roche ni un arbuste. C'est une véritable cathédrale de terre, et les cimes de ses nombreuses tours vont se perdre dans les nuages. Choc. C'est une termitière! La termitière de l'Est! 103 683e et 4000e se trouvent prises en étau entre la terrible pluie d'orage et la cité ennemie. Elles comptaient certes la visiter, mais pas dans ces conditions! Des millions d'années de haine et de rivalité les retiennent d'avancer. Mais pas longtemps. Après tout, c'est bien pour espionner la termitière qu'elles sont venues jusqu'ici. Elles progressent donc en tremblant vers une entrée sombre située au pied de l'édifice. Antennes dressées, mandibules écartées, pattes légèrement fléchies, elles sont prêtes à vendre chèrement leur vie. Cependant, contre toute attente, il n'y a aucune soldate à l'entrée de la termitière.
C'est tout à fait anormal. Qu'est-ce qu'il se passe?
Les deux asexuées s'introduisent à l'intérieur de l'immense cité. Leur curiosité le dispute déjà à la plus élémentaire prudence. Il faut dire que les lieux ne ressemblent en rien à une fourmilière. Les murs sont constitués d'une matière beaucoup moins friable que la terre, un ciment dur comme du bois. Les couloirs sont saturés d'humidité. Il n'y a pas le moindre courant d'air. Et l'atmosphère est anormalement riche en gaz carbonique. Déjà 3°-temps qu'elles avancent là-dedans, sans avoir encore rencontré la moindre sentinelle! C'est parfaitement inhabituel… Les deux fourmis s'immobilisent, leurs antennes se consultent à tâtons. La décision est assez vite prise: continuer. Mais à force d'aller de l'avant, elles sont complètement désorientées. Cette cité étrangère est un dédale plus tortueux encore que leur cité natale. Même les odeurs repères de leur glande de Dufour n'ont aucune prise sur les murs. Elles ne savent plus si elles sont au-dessus ou au-dessous du niveau du sol!
Elles essaient de revenir sur leurs pas, ce qui n'arrange pas leur problème. Elles découvrent sans cesse de nouveaux couloirs aux formes étranges. Elles sont bel et bien perdues.
C'est alors que 103 683e repère un phénomène extraordinaire: une lumière! Les deux soldâtes n'en reviennent pas. Cette lueur en plein milieu d'une cité termite déserte, c'est tout bonnement insensé. Elles se dirigent vers la source des rayons. Il s'agit d'une clarté jaune orangé qui vire parfois au vert ou au bleu. Après un flash un peu fort, la source lumineuse s'éteint. Puis elle se réactive, pour se mettre à clignoter, reflétée par la chitine brillante des fourmis. Comme hypnotisées, 103 683e et 4 000e foncent vers ce phare souterrain.