Bilsheim en sautillait d'excitation: il avait compris! Il montra aux gendarmes comment positionner les allumettes pour obtenir quatre triangles. Mines ahuries, puis vociférations d'enthousiasme. Solange Doumeng, qui s'était piquée au jeu, éructa
— Vous avez trouvé? Vous avez trouvé? Dites-moi! Mais on ne lui obéit pas, elle entendit un brouhaha de voix mêlé de bruits mécaniques. Et le silence retomba. Qu'est-ce qui se passe Bilsheim? Dites-moi!
Le talkie-walkie se mit à grésiller furieusement.
— Allô! Allô!
— Oui (grésillements), on a ouvert le passage. Derrière il y a un (grésillements) couloir. Il part sur la (grésillements) droite. On y va!
— Attendez! Comment avez-vous fait pour les quatre triangles?
Mais Bilsheim et les siens n'entendaient plus les messages de la surface. Le haut-parleur de leur appareil ne fonctionnait plus, sans doute un court-circuit. Ils ne recevaient plus rien mais pouvaient encore émettre.
— Ah! c'est incroyable, plus on avance plus c'est construit. Il y a une voûte, et au loin une lumière. On y va.
— Attendez, vous m'avez dit une lumière, là-dessous? s'égosillait vainement Solange Doumeng.
— Ils sont là!
— Oui est là? Bon sang! Les cadavres? Répondez!
— Attention…
On entendit toute une série de détonations nerveuses, des cris puis la ligne fut coupée. La corde ne se déroulait plus; elle restait pourtant tendue. Les policiers de surface l'empoignèrent et tirèrent, supposant qu'elle était coincée. Ils s'y mirent à trois… à cinq. Tout d'un coup, ça lâcha. Ils remontèrent la corde et l'enroulèrent, non pas dans la cuisine mais dans la salle à manger, tant cela formait une gigantesque bobine. Ils furent enfin à l'extrémité rompue, déchiquetée, comme si des dents l'avaient rongée.
— Qu'est-ce qu'on fait, madame? murmura l'un des flics.
— Rien. Surtout on ne fait rien. Plus rien. Pas un mot à la presse, pas un mot à qui que ce soit, et puis vous allez me murer cette cave le plus vite possible. L'enquête est finie. Je referme le dossier et qu'on ne nie parle plus jamais de cette satanée cave! Allez, faites vite, achetez des briques et du ciment. Quant à vous, réglez les problèmes avec les veuves des gendarmes.
En début d'après-midi, alors que les policiers s'apprêtaient à poser les dernières briques, un bruit sourd se fit entendre. Quelqu'un remontait! On dégagea le passage. Une tête émergea des ténèbres puis tout le corps du rescapé. Un gendarme. On allait enfin savoir ce qui se passait là-dessous. Sur son visage était stigmatisée la peur absolue. Certains muscles faciaux restaient tétanisés comme par une attaque. Un vrai zombie. Le bout de son nez avait été arraché et saignait d'abondance. Il tremblait, les yeux révulsés.
— Gebegeeeege, articula-t-il.
Un filet de bave coulait de sa bouche tombante. Il se passa sur le visage une main couverte de plaies que le regard exercé de ses collègues assimila à des coups de couteau.
— Que s'est-il passé? Vous avez été attaqué?
— Geuuuubegeu!
— Y a-t-il d'autres personnes vivantes là-dessous?
— Beugeugeeebebeggebee!
Comme il était incapable d'en dire plus, on soigna ses plaies, on l'enferma dans un centre de soins psychiatriques et on mura la porte de la cave.
Le plus infime de leurs grattements de pattes sur le sol déclenche une variation dans l'intensité de la lumière. Celle-ci frémit, comme si elle les entendait venir, comme si elle était vivante.
Les fourmis s'immobilisent, pour en avoir le cœur net. La lueur ne tarde guère à s'amplifier, jusqu'à éclairer les moindres anfractuosités des couloirs. Les deux espionnes se cachent précipitamment pour ne pas être repérées par l'étrange projecteur. Puis, profitant d'une chute d'intensité lumineuse, elles foncent vers la source des rayons.
Eh bien, il s'agit d'un coléoptère phosphorescent. Une luciole en rut. Dès qu'elle a repéré les intruses, elle s'éteint complètement… Mais comme il ne se passe rien, elle retrouve doucement une faible clarté verte, prudente mise en veilleuse. 103 683e lance des odeurs de non-agression. Bien que tous les coléoptères comprennent ce langage, la luciole ne répond pas. Sa clarté verte se ternit, vire au jaune avant de devenir peu à peu rougeâtre. Les fourmis supposent que cette nouvelle couleur exprime l'interrogation. Nous sommes perdues dans cette termitière, émet la vieille exploratrice. D'abord, l'autre ne répond pas. Au bout de quelques degrés, elle se met à clignoter, ce qui peut exprimer aussi bien la joie que l'agacement. Dans le doute, les fourmis attendent. La luciole part soudain dans un couloir transversal en clignotant de plus en plus vite. On dirait qu'elle veut montrer quelque chose. Elles la suivent.
Les voici dans un secteur encore plus frais et humide. Des couinements lugubres se font entendre, on ne sait où. Comme des cris de détresse se répandant sous forme d'odeurs et de sons.
Les deux exploratrices s'interrogent. Or, si l'insecte de lumière ne parle pas, il entend parfaitement. Et comme pour répondre à leur question il s'allume et s'éteint par longues saccades, comme s'il voulait dire
N'ayez pas peur, suivez-moi. Tous trois s'enfoncent de plus en plus profondément dans le sous-sol étranger et parviennent ainsi dans une zone très froide, où les couloirs sont beaucoup plus larges.
Les couinements reprennent avec une vigueur accrue,
Attention! émet brusquement 4000e.
103 683e se retourne. La luciole éclaire une espèce de monstre qui s'approche, visage fripé de vieillard, corps enveloppé dans un linceul blanc transparent. La soldate hurle une puissante odeur de terreur qui suffoque ses deux compagnes. La momie continue d'avancer, elle semble même se pencher pour leur parler. En fait, elle bascule en avant. Elle s'affale de tout son long sur le soi, violemment. La coque s'ouvre. Et le monstrueux vieillard se métamorphose en nouveau-né… Une nymphe termite! Elle devait se tenir en équilibre dans un coin. Eventrée, la momie continue de se tortiller en poussant des couinements tristes. C'était donc ça, l'origine des cris. Et des momies, il y en a d'autres. Car les trois insectes se trouvent dans une pouponnière. Des centaines de nymphes termites sont alignées verticalement contre les murs. 4000e les inspecte et s'aperçoit que certaines sont mortes faute de soins. Les survivantes lancent des odeurs de détresse pour appeler les nourrices. Cela fait au moins 2° qu'elles n'ont pas été léchées, elles sont toutes en train de mourir d'inanition. C'est aberrant. Jamais un insecte social n'abandonnerait, ne serait-ce qu'un F-temps, ses couvains. Ou alors… La même idée traverse l'esprit des deux fourmis. Ou alors… C'est que toutes les ouvrières sont mortes et qu'il ne reste plus que les nymphes! La luciole clignote encore, leur faisant signe de la suivre dans de nouveaux couloirs. Une senteur bizarre envahit l'air. La soldate marche sur quelque chose de dur. Elle n'a pas d'ocelles infrarouges et ne voit pas dans le noir. La lumière vivante approche et éclaire les pattes de 103 683e. Un cadavre de soldat termite! Ça ressemble assez à une fourmi, à part que c'est tout blanc et que ça n'a pas d'abdomen détaché… Et de ces cadavres blancs, il y en a des centaines jonchant le sol. Quel massacre! Et le plus étrange: tous les corps sont intacts. Il n'y a pas eu de combat! La mort a dû être foudroyante. Les habitants sont encore figés dans des positions de travail quotidien. Certains semblent dialoguer ou couper du bois entre leurs mandibules. Qu'est-ce qui a bien pu provoquer une telle catastrophe? 4 000e examine ces statues morbides. Elles sont imprégnées de fragrances piquantes. Un frisson parcourt les deux fourmis. C'est un gaz empoisonné. Voilà qui explique tout: la disparition de la première expédition lancée contre la termitière; le dernier survivant de la seconde expédition qui meurt sans aucune blessure.