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Ce n'est pas suffisant. Elle aurait bien chassé, mais n'en a plus la force. Et c'est elle qui risque de servir de pâture aux milliers de prédateurs tapis aux alentours. Alors elle se tasse dans son trou pour attendre la mort. Au lieu de cela, c'est un œuf qui apparaît. Son premier Chlipoukanien! Elle l'a à peine senti venir. Elle a secoué ses pattes engourdies et a pressé de toute sa volonté sur ses boyaux. Il faut que ça marche, sinon tout est fini. L'œuf roule. Il est petit, presque noir à force d'être gris.

Si elle le laisse éclore, il donnera naissance à une fourmi mort-née. Et encore… elle ne pourrait même pas le nourrir jusqu'à éclosion. Alors elle mange son premier rejeton.

Cela lui donne aussitôt un surplus d'énergie.

Il y a un œuf en moins dans son abdomen et un œuf en plus dans son estomac. Elle trouve dans ce sacrifice la force de pondre un second œuf, tout aussi sombre, tout aussi petit que le premier.

Elle le déguste. Et se sent encore mieux. Le troisième œuf est à peine plus clair. Elle le dévore quand même.

Ce n'est qu'au dixième que la reine change de stratégie. Ses œufs sont devenus gris, de la taille de ses globes oculaires. Chli-pou-ni en pond trois comme ça, en mange un et laisse vivre les deux autres, les réchauffant sous son corps.

Tandis qu'elle continue de pondre, ces deux veinards se métamorphosent en longues larves dont les têtes restent figées en une étrange grimace. Et ils commencent à geindre pour réclamer à manger. L'arithmétique se complique. Sur trois œufs pondus, il en faut maintenant un pour elle, et les deux autres pour nourrir les larves. Voilà comment, en circuit fermé, on arrive à produire quelque chose à partir de rien. Lorsqu'une larve est assez grosse, elle lui donne à manger une autre larve… C'est le seul moyen de lui fournir les protéines nécessaires à sa transformation en véritable fourmi.

Mais la larve survivante est toujours affamée. Elle se contorsionne, hurle. Le festin de ses sœurs n'arrive pas à l'assouvir. Finalement, Chli-pou-ni mange cette première tentative d'enfant. Il faut que j'y arrive, il faut que j'y arrive, se répète-t-elle. Elle pense au 327e mâle et pond d'un coup cinq œufs beaucoup plus clairs. Elle en ingurgite deux, et laisse grandir les trois autres. Ainsi, d'infanticide en enfantement, la vie se passe le relais. Trois pas en avant, deux pas en arrière. Cruelle gymnastique qui finit par déboucher sur un premier prototype de fourmi complète.

L'insecte est tout petit et plutôt débile, car sous-alimenté. Mais elle a réussi son premier Chlipoukanien! La course cannibale pour l'existence de sa cité est désormais à moitié gagnée. Cette ouvrière dégénérée peut en effet se mouvoir et ramener des vivres du monde alentour: cadavres d'insectes, graines, feuilles, champignons… Ce qu'elle fait.

Chli-pou-ni, enfin nourrie normalement, donne naissance à des œufs bien plus clairs, bien plus fermes. Les coquilles solides protègent les œufs du froid. Les larves sont de taille raisonnable. Les enfants éclos de cette nouvelle génération sont grands et costauds. Ils vont former la base de la population de Chli-pou-kan. Quant à la première ouvrière tarée qui a permis d'alimenter la pondeuse, elle est bien vite mise à mort et dévorée par ses sœurs. Après quoi, tous les meurtres, toutes les douleurs qui ont préludé à la création de la Cité sont oubliées. Chli-pou-kan vient de naître.

MOUSTIQUE: Le moustique est l'insecte qui duellise le plus volontiers avec l'humain. Chacun d'entre nous s'est retrouvé un jour, en pyjama debout sur le lit, la pantoufle à la main, l'œil guettant le plafond immaculé. Incompréhension. Pourtant ce qui gratte ce n'est que la salive désinfectante de sa trompe. Sans cette salive chaque piqûre pourrait s'infecter. Et encore le moustique prend toujours la précaution de ne piquer qu'entre deux points de réception de la douleur!

Face à l'homme, la stratégie du moustique a évolué. Il a appris à devenir plus rapide, plus discret, plus vif au décollage. Il devient déplus en plus difficile à repérer. Certains audacieux de la dernière génération n'hésitent pas à se cacher sous l'oreiller de leur victime. Ils ont découvert le principe de la «Lettre volée» d'Edgar Allait Poe: la meilleure cachette est celle qui crève les yeux, car on pense toujours à aller chercher plus loin ce qui se trouve tout près.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

Grand-Mère Augusta contempla ses valises déjà prêtes. Demain elle allait déménager rue des Sybarites. Cela paraissait incroyable, mais Edmond avait envisagé la disparition de Jonathan et il avait inscrit dans son testament: «si Jonathan meurt ou disparaît, et s'il n'a pas lui-même établi de testament, je souhaiterais que ce soit Augusta Wells, ma mère, qui vienne occuper mon appartement. Si elle-même venait à disparaître, ou si elle refusait ce legs, je souhaiterais que ce soit Pierre Rosenfeld qui hérite des lieux; et si lui-même refusait ou disparaissait, Jason Bragel pourrait alors venir habiter…»

Il faut reconnaître qu'à la lumière des événements récents, Edmond n'avait pas eu tort de se prévoir au moins quatre héritiers. Mais Augusta n'était pas superstitieuse, et puis elle pensait que même si Edmond était misanthrope il n'avait aucune raison de vouloir la mort de son neveu et de sa mère. Quant à Jason Bragel, il s'agissait de son meilleur ami!

Une idée curieuse lui traversa l'esprit. On aurait dit qu'Edmond avait cherché à gérer le futur comme si… tout commençait après sa mort.

Cela fait des jours qu'elles marchent dans la direction du soleil levant. La santé de 4000e ne cesse de se détériorer, mais la vieille guerrière continue d'avancer sans se plaindre. Elle est vraiment d'un courage et d'une curiosité à toute épreuve. Par une fin d'après-midi, alors qu'elles escaladent le tronc d'un noisetier, elles se trouvent soudain encerclées par des fourmis rouges. Encore de ces bestioles du Sud qui ont voulu voir du pays! Leur corps allongé est pourvu d'un aiguillon venimeux dont chacun sait que le moindre contact provoque une mort instantanée. Les deux rousses aimeraient être ailleurs. A part quelques mercenaires dégénérés, 103 683e n'a encore jamais vu de rouges dans le grand Extérieur. Décidément, les terres de l'Est valent d'être découvertes… Agitation d'antennes. Les fourmis rouges savent communiquer dans la même langue que les Belokaniennes.

Vous n'avez pas les bonnes phéromones passeports. Dehors! Ceci est notre territoire. Les rousses répondent qu'elles ne font que passer, elles désirent aller au bout du monde oriental. Les fourmis rouges se concertent. Elles ont reconnu les deux autres comme étant de la Fédération des rousses. Celle-ci est peut-être loin, mais elle est puissante (64 cités avant le dernier essaimage) et la réputation de ses années a franchi le fleuve de l'Ouest. Il vaut peut-être mieux ne pas chercher des prétextes de conflit. Un jour fatalement, des rouges, qui sont une espèce migrante, se trouveront obligées de traverser les territoires fédérés des rousses. Les mouvements d'antennes s'apaisent progressivement. L'heure est à la synthèse. Une rouge transmet l'avis du groupe Vous pouvez passer une nuit ici. Nous sommes prêtes à,vous indiquer le chemin du bout du monde, et même à vous y accompagner. En échange vous nous laisserez quelques-unes de vos phéromones d'identification.

Le marché est équitable. 103683e et 4000e savent qu'en donnant de leurs phéromones elles offrent aux rouges un précieux laissez-passer pour tous les vastes territoires de la Fédération. Mais pouvoir aller au bout du monde et en revenir n'a pas de prix… Leurs hôtes les guident vers le campement, situé quelques branches plus haut. Cela ne ressemble à rien de connu. Les fourmis rouges, qui pratiquent le tissage et la couture, ont bâti leur nid provisoire en cousant bord à bord trois grandes feuilles de noisetier. L'une sert de plancher, les autres de murs latéraux.