Выбрать главу

Il faut en général trois esclaves pour servir chacune de ces accaparatrices. Une pour la nourrir (elle ne sait manger que des aliments régurgités qu'on lui donne à la becquée); une pour la laver (ses glandes salivaires se sont atrophiées); une pour évacuer les excréments qui, sinon, s'accumulent autour de l'armure et la rongent. Le pire qui puisse arriver à ces soldâtes absolues est bien sûr d'être abandonnées par leurs servantes. Elles ressortent alors précipitamment du nid volé et partent à la recherche d'une nouvelle cité à conquérir. Si elles ne la trouvent pas avant la nuit, elles peuvent mourir de faim et de froid. La mort la plus ridicule pour ces magnifiques guerrières!

Chli-pou-ni a entendu de nombreuses légendes sur les esclavagistes. On prétend qu'il y a déjà eu des révoltes d'esclaves, et que les esclaves connaissant bien leurs maîtresses n'avaient pas forcément le dessous. On raconte aussi que certaines esclavagistes font la collection d'œufs fourmis, dans l'idée d'en avoir de toutes les tailles et de toutes les espèces. Elle imagine une salle pleine de tous ces œufs de toutes grosseurs, de toutes couleurs. Et sous chaque enveloppe blanche… une culture myrmécéenne spécifique, prête à s'éveiller pour le service de ces brutes primaires.

Elle s'arrache à sa pénible songerie. Il faut d'abord penser à faire front. La horde esclavagiste a été signalée venant de l'est. Les éclaireurs et les espions chlipoukaniens assurent qu'elles sont de quatre cents à cinq cent mille soldâtes. Elles ont traversé le fleuve en utilisant le souterrain du port de Sateï. Et sont parait-il assez «agacées», car elles possédaient un nid ambulant de feuilles tissées dont elles ont dû se défaire pour passer dans le tunnel. Elles n'ont donc plus de logis, et si elles ne prennent pas Chli-pou-kan, elles devront passer la nuit dehors! La jeune reine tente de réfléchir le plus calmement possible: Si elles étaient si heureuses avec leur nid tissé portatif, pourquoi se sont-elles senties obligées de passer le fleuve? Mais elle connaît la réponse.

Les esclavagistes détestent les villes d'une haine aussi viscérale qu'incompréhensible. Chacune représente pour elles une menace et un défi. Eternelle rivalité entre gens des plaines et gens des villes. Or les esclavagistes savent que de l'autre côté du fleuve existent des centaines de cités fourmis, toutes plus riches et raffinées les unes que les autres.

Chli-pou-kan n'est malheureusement pas prête à encaisser un tel assaut. Certes, depuis quelques jours, la ville regorge d'un bon million d'habitantes; certes, on a construit un mur de plantes carnivores sur la frontière est… mais cela ne suffira jamais. Chli-pou-ni sait que sa cité est trop jeune, pas assez aguerrie. En outre, elle n'a toujours pas de nouvelles des ambassadrices qu'elle a envoyées à Bel-o-kan pour signifier l'appartenance à la Fédération. Elle ne peut donc compter sur la solidarité des cités voisines. Même Guayeï-Tyolot est à plusieurs milliers de tête, il est impossible d'avertir les gens de ce nid d'été… Qu'aurait fait Mère devant une telle situation? Chli-pou-ni décide de réunir quelques-unes de ses meilleures chasseresses (elles n'ont pas encore eu l'occasion de prouver qu'elles étaient guerrières) pour une communication absolue. Il est urgent de mettre au point une stratégie. Elles sont encore réunies dans la Cité interdite lorsque les vigiles postées dans l'arbuste surplombant Chli-pou-kan annoncent qu'on perçoit les odeurs d'une armée qui accourt.

Tout le monde se prépare. Aucune stratégie n'a pu être établie. On va improviser. Le branle-bas de combat est donné, les légions s'assemblent tant bien que mal (elles ignorent encore tout de la formation, chèrement acquise face aux fourmis naines). En fait, la plupart des soldâtes préfèrent placer leurs espoirs dans le mur de plantes carnivores.

AU MALI: Au Mali, les Dogons considèrent que lors du mariage originel entre le Ciel et la Terre, le sexe de la Terre était une fourmilière. Lorsque le monde issu de cet accouplement fut achevé, la vulve devint une bouche, d'où sortirent la parole et ce qui en est le support matérieclass="underline" la technique du tissage, que les fourmis transmirent aux hommes.

De nos jours encore, les rites de fécondité demeurent liés à la fourmi. Les femmes stériles vont s'asseoir sur une fourmilière pour demander au dieu Amma de les rendre fécondes.

Mais les fourmis ne firent pas que cela pour les hommes, elles leur montrèrent aussi comment construire leurs maisons. Et enfin elles leur désignèrent les sources. Car les Dogons comprirent qu'il leur fallait creuser sous les fourmilières Pour trouver de l'eau.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

Des sauterelles se mettent à bondir en tous sens. C'est un signe. Juste au-delà, les fourmis équipées des meilleurs yeux distinguent déjà une colonne de poussière. On a beau parler des esclavagistes, les voir charger est bien autre chose. Elles n'ont pas de cavalerie, elles sont la cavalerie. Tout leur corps est souple et solide, leurs pattes sont épaisses et musclées, leur tête fine et pointue est prolongée de cornes mobiles qui sont en fait leurs mandibules. Leur aérodynamisme est tel qu'aucun sifflement n'accompagne leur crâne lorsqu'il fend les airs, emporté par la vitesse des pattes.

L'herbe se couche à leur passage, la terre vibre, le sable ondule. Leurs antennes pointées en avant lâchent des phéromones tellement piquantes qu'on dirait des vociférations.

Doit-on s'enfermer et résister au siège ou sortir et se battre? Chli-pou-ni hésite, elle a peur, au point de ne pas risquer même une suggestion. Alors naturellement, les soldâtes rousses font ce qu'il ne faut pas faire. Elles se divisent. Une moitié sort pour affronter l'adversaire à découvert; l'autre moitié reste calfeutrée dans la Cité comme force de réserve et de résistance en cas de siège. Chli-pou-ni essaye de se remémorer la bataille des Coquelicots, la seule qu'elle connaisse. Et c'est, lui semble-t-il, l'artillerie qui avait provoqué le plus de dégâts dans les troupes adverses. Elle ordonne aussitôt qu'on place en premières lignes trois rangs d'artilleuses.

Les légions esclavagistes foncent à présent sur le mur de plantes carnivores. Les fauves végétaux se baissent à leur passage, attirés par l'odeur de viande chaude. Mais ils sont beaucoup trop lents, et toutes les guerrières ennemies passent avant que la moindre dionée ne soit parvenue ne serait-ce qu'à les pincer.

Mère s'était trompée! Sur le point d'encaisser la charge, la première ligne chlipoukanienne décoche une salve approximative qui n'élimine guère qu'une vingtaine d'assaillantes. La deuxième ligne n'a même pas le temps de se mettre en place, les artilleuses sont toutes saisies à la gorge et décapitées sans avoir pu lâcher une goutte d'acide.

C'est la grande spécialité des esclavagistes de n'attaquer qu'à la tête. Et elles le font très bien. Les crânes des jeunes Chlipoukaniennes volent. Les corps sans tête continuent parfois de se battre à l'aveuglette ou bien détalent en effrayant les survivantes. Au bout de douze minutes, il ne reste pas grand-chose des troupes rousses. La seconde moitié de l'armée bouche toutes les issues.