Chli-pou-kan n'ayant pas encore reçu son dôme, elle apparaît en surface sous la forme d'une dizaine de petits cratères entourés de graviers triturés.
Tout le monde est abasourdi. S'être donné tant de mal pour construire une cité moderne, et la voir à la merci d'une bande de barbares tellement primitives qu'elles ne savent pas se nourrir seules! Chli-pou-ni a beau multiplier les CA, elle ne trouve pas comment leur résister. Les moellons placés aux issues tiendront au mieux quelques secondes. Quant au combat dans les galeries, les Chlipoukaniennes n'y sont pas davantage préparées qu'au combat à découvert.
Dehors les dernières soldâtes rousses combattent comme des diablesses. Certaines ont pu battre en retraite, mais la plupart ont vu les issues se bouclier juste derrière leur dos. Pour elles, tout est fichu. Elles résistent pourtant avec d'autant plus d'efficacité qu'elles n'ont plus rien à perdre et qu'elles pensent que plus elles ralentiront les envahisseurs, plus les bouchons des issues pourront être consolidés. La dernière Chlipoukanienne se fait à son tour décapiter et son corps dans un réflexe nerveux se place devant une issue et y plante ses griffes, dérisoire bouclier. A l'intérieur de Chli-pou-kan, on attend. On attend les esclavagistes avec une morne résignation. La force physique pure a finalement une efficacité que la technologie n'a pu encore surpasser… Mais les esclavagistes n'attaquent pas. Tel Hannibal devant Rome, elles hésitent à vaincre. Tout cela paraît trop facile. Il doit y avoir un piège. Si leur réputation de tueuses les précède partout, les rousses ont aussi leur renommée. Dans le camp esclavagiste, on les dit habiles à inventer des pièges subtils. On prétend qu'elles savent faire alliance avec des mercenaires qui surgissent au moment où l'on s'y attend le moins, On dit aussi qu'elles savent dompter des animaux féroces, fabriquer des armes secrètes qui provoquent des douleurs insupportables. Et puis, autant les esclavagistes sont à l'aise en plein air, autant elles détestent se sentir entourées de murs.
Toujours est-il qu'elles ne font pas sauter les barricades disposées aux issues. Elles attendent. Elles ont tout leur temps. Après tout, la nuit ne devrait pas tomber avant une quinzaine d'heures.
Dans la fourmilière, on s'étonne. Pourquoi n'attaquent-elles pas? Chli-pou-ni n'aime pas cela. Ce qui l'inquiète, c'est que l'adversaire «agisse de manière à échapper à son mode de compréhension», alors qu'il n'en a nul besoin, étant le plus fort. Certaines de ses filles émettent timidement l'opinion qu'on essaie peut-être de les affamer. Une telle éventualité ne peut que redonner courage aux rousses: grâce à leurs étables en sous-sol, leurs champignonnières, leurs greniers à farine de céréales, les fourmis réservoirs gavées de miellat, elles sont en mesure de tenir deux bons mois de siège. Mais Chli-pou-ni ne croit pas à un siège. Ce que veulent les autres, là-haut, c'est un nid pour la nuit. Elle repense à la fameuse sentence de Mère: Si l'adversaire est plus fort, agis de manière à échapper à son mode de compréhension. Oui, face à ces brutasses, les technologies de pointe, voilà le salut. Les cinq cent mille Chlipoukaniennes opèrent des CA. Un débat intéressant émerge enfin. C'est une petite ouvrière qui émet:
L'erreur a été de vouloir reproduire des armes ou des stratégies utilisées par nos aînées de Bel-o-kan. Nous ne devons pas copier, nous devons inventer nos propres solutions, pour résoudre nos propres problèmes. Dès que cette phéromone est lâchée, les esprits se débloquent et une décision est rapidement prise. Tout le monde se met alors au travail.
JANISSAIRE: Au XlVe siècle, le sultan Muradler créa un corps d'armée un peu spécial, qu'on baptisa les Janissaires (du turcyeni tcheri, nouvelle milice). L'armée janissaire avait une particularité: elle n était formée que d'orphelins. En effet, les soldats turcs, quand ils pillaient un village arménien ou slave, recueillaient les enfants en très bas âge et les enfermaient dans une école militaire spéciale d'où ils ne pouvaient rien connaître du reste du monde. Eduqués uniquement dans l'art du combat, ces enfants s'avéraient les meilleurs combattants de tout l'Empire ottoman et ravageaient sans vergogne les villages habités par leur vraie famille. Jamais les Janissaires n'eurent l'idée de combattre leurs kidnappeurs aux côtés de leurs parents. En revanche, leurpuissance ne cessant de croître, cela finit par inquiéter le sultan Mahmut II qui les massacra et bouta le feu à leur école en 1826.
Edmond Wells
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
Le Pr Leduc avait amené deux grosses malles. De l'une, il sortit un surprenant modèle de marteau-piqueur à essence. Il se mit aussitôt à défoncer le mur construit par les policiers, jusqu'à y dégager un trou circulaire permettant le passage. Quand le tapage eut cessé, Grand-mère Augusta vînt proposer une verveine, mais Leduc refusa en expliquant posément que cela risquait de lui donner envie d'uriner. Il se tourna vers l'autre malle et en tira une panoplie complète de spéléologue.
— Vous pensez que c'est si profond que ça?
— Pour être franc, chère madame, avant de venir vous voir j'ai effectué une recherche sur cet immeuble. Il était habité à la Renaissance par des savants protestants qui ont construit un passage secret. Je suis presque certain que ce passage débouche en forêt de Fontainebleau. C'est par là que ces protestants échappaient à leurs persécuteurs.
— Mais si les gens qui sont descendus là-dessous sont ressortis en forêt, je ne comprends pas pourquoi ils ne se sont plus manifestés? Il y a mon fils, mon petit-fils… ma bru, plus une bonne dizaine de pompiers et de gendarmes, toutes ces personnes n'ont aucune raison de se cacher. Elles ont des familles, des amis. Elles ne sont pas protestantes et il n'y a plus de guerres de Religion.
— En êtes-vous tellement sûre, madame? Il la fixa d'un drôle d'air.
— Les religions ont pris de nouveaux noms, elles se targuent d'être des philosophies ou des… sciences. Mais elles sont toujours aussi dogmatiques.
Il passa dans la pièce voisine pour enfiler sa tenue de spéléo. Lorsqu'il refit son apparition, bien gêné aux entournures, la tête prise dans un casque rouge vif garni d'une lampe frontale, Augusta faillit pouffer. Lui reprit comme si de rien n'était.
— Après les protestants, cet appartement a été occupé par des sectes de tout poil. Certaines s'adonnaient à de vieux cultes païens, d'autres adoraient l'oignon, ou le radis noir, que sais-je?
— L'oignon et le radis noir sont excellents pour la santé. Je comprends fort bien qu'on les adore. La santé c'est ce qu'il y a de plus important… Regardez, je suis sourde, bientôt sénile, et je meurs chaque jour un peu plus. Il se voulut rassurant.
— Allons ne soyez pas pessimiste, vous avez encore très bonne mine.
— Voyons tiens, quel âge me donnez-vous?
— Je ne sais pas… soixante, soixante-dix ans.
— Cent ans, monsieur! j'ai eu cent ans il y a une semaine, et je suis complètement malade de tout mon corps, et la vie m'est chaque jour plus difficile à supporter, surtout depuis que j'ai perdu tous les êtres que j'aimais.
— Je vous comprends madame, la vieillesse est une épreuve difficile.
— Vous avez encore beaucoup de phrases à l'emporte-pièce comme ça?
— Mais madame…
— Allez, descendez vite. Si demain je ne vous vois pas remonter, j'appellerai la police et ils me feront sûrement un gros mur que plus personne ne viendra casser…