Le 327e mâle n'hésite pas. Ses réserves énergétiques sont tellement faibles qu'il est sur le point de tomber en catalepsie. Ils s'emboîtent bouche contre bouche, La nourriture remonte. L'offreuse régurgite d'abord de la salive, puis du miellat et une bouillie de céréales. C'est bon et très reconstituant.
Le don prend fin, le mâle se dégage aussitôt. Tout lui revient. Les morts. L'embuscade. Pas un instant à perdre. Il lève ses antennes et pulvérise l'information en fines gouttelettes alentour.
Alerte. C'est la guerre. Les naines ont détruit notre première expédition. Elles ont une arme nouvelle aux effets destructeurs.
Branle-bas de combat. La guerre est déclarée.
La sentinelle se dégage. Ces odeurs d'alerte lui agacent le cerveau. Déjà un attroupement se crée autour du 327e mâle.
— Qu'est-ce qu'il y a?
— Qu'est-ce qu'il se passe?
— Il dit que la guerre est déclarée.
— A-t-il des preuves?
Des fourmis accourent de partout.
— Il parle d'une arme nouvelle et d'une expédition décimée.
— C'est grave.
— A-t-il des preuves?
Le mâle se trouve maintenant au centre d'un caillot de fourmis.
— Alerte, alerte, la guerre est déclarée, branle-bas de combat!
— A-t-il des preuves?
Cette phrase odorante est reprise par tous. Non, il n'a pas de preuves. Il était tellement choqué qu'il n'a pas pensé à en ramener. Mouvements d'antennes. Les têtes remuent, dubitatives.
— Où cela s'est-il passé?
— A l'ouest de La-chola-kan, entre le nouveau point de chasse trouvé par les éclaireurs et nos cités. Une zone où patrouillent souvent les naines.
— C'est impossible, nos espionnes sont rentrées. Elles sont formelles: les naines ne sont pas encore réveillées!
C'est une antenne anonyme qui vient d'émettre cette phéromone phrase. La foule se disperse. On la croit, elle. On ne le croit pas, lui. Il a certes des accents de vérité, mais son récit est si peu vraisemblable. Les guerres de printemps ne commencent jamais si tôt. Les naines seraient folles d'attaquer alors qu'elles ne sont même pas toutes réveillées. Chacun reprend sa tâche sans tenir compte de l'information transmise par le 327e mâle.
L'unique survivant de la première expédition de chasse est abasourdi. Ces morts, bon sang, il ne les a pas inventés! Ils finiront bien par s'apercevoir que l'effectif n'est pas au complet dans une caste.
Ses antennes retombent bêtement sur son front. Il éprouve le sentiment dégradant que son existence ne sert plus à rien. Comme s'il ne vivait plus pour les autres, mais rien que pour lui-même.
Il frissonne d'horreur à cette pensée. Se jette en avant, court fébrilement, ameute et prend les ouvrières à témoin. On hésite même à s'arrêter quand il égrène la formule consacrée:
— Explorateur j'ai été la patte Sur place j'ai été l'œil De retour je suis le stimulus nerveux.
Tout le monde s'en fout. On l'écoute sans lui prêter attention. Puis on repart sans s'affoler. Qu'il cesse donc de stimuler!
Jonathan était descendu depuis quatre heures maintenant. Sa femme et son fils se rongeaient les sangs.
— On appelle la police, Maman?
— Non, pas encore.
Elle s'approcha de la porte de la cave.
— Papa est mort? Dis-moi, Maman, Papa est mort de la même façon que Ouarzi?
— Mais non, mais non, mon chéri, qu'est-ce que tu racontes comme bêtises!
Lucie était dévorée d'angoisse. Elle se pencha pour examiner la fente. Avec la puissante lampe halogène qu'elle venait d'acheter, il lui semblait distinguer un peu plus loin un… escalier en colimaçon. Elle s'assit par terre. Nicolas vint la rejoindre. Elle l'embrassa.
— Il va revenir, il faut être patient. Il nous a demandé d'attendre, attendons encore.
— Et s'il ne revient plus?
327e est las. Il a l'impression de se débattre dans de l'eau. Ça remue, mais ça n'avance pas.
Il décide de s'adresser à Belo-kiu-kiuni, en personne. Agée de quatorze hivers, Mère possède une expérience incomparable, alors que les fourmis asexuées qui forment le gros de la population vivent trois ans au maximum. Elle seule peut l'aider à trouver un moyen de faire passer l'information. Le jeune mâle prend la voie express qui mène au cœur de la cité. Plusieurs milliers d'ouvrières encombrées d'œufs trottent dans cette large galerie. Elles remontent leurs fardeaux depuis le quarantième étage en sous-sol jusqu'aux pouponnières du solarium situées au trente cinquième étage au-dessus du sol. C'est un vaste flux de coquilles blanches portées à bout de pattes qui va de bas en haut et de droite à gauche.
Il lui faut aller en sens inverse. Pas facile.
327 bouscule quelques nourrices qui crient aussitôt au scandale. Il est lui-même heurté, piétiné, repoussé, griffé. Heureusement le couloir n'est pas complètement saturé. Il parvient à se frayer un chemin dans la masse grouillante.
Prenant ensuite par les petits tunnels, itinéraire plus long mais moins pénible, il trotte à bonne allure. Des artères, il passe aux artérioles, des artérioles aux veines et veinules. Il parcourt ainsi des kilomètres, franchit des ponts, des arches, traverse des places vides ou bondées.
Il s'oriente sans peine au milieu des ténèbres, grâce à ses trois ocelles frontaux à vision infrarouge. Au fur et à mesure qu'il approche de la Cité interdite, l'odeur douceâtre de Mère se fait plus pesante, et le nombre de gardes va croissant.
Il y en a de toutes les sous-castes guerrières, de toutes les tailles, de toutes les armes. Des petites aux longues mandibules crantées, des costaudes équipées de plaques thoraciques dures comme du bois, des trapues aux antennes courtes, des artilleuses dont l'abdomen effilé est gorgé de poisons convulsifs.
Muni d'odeurs passeports valables, le 327e mâle traverse sans encombre leurs postes de filtrage. Les soldâtes sont calmes. On sent que les grandes guerres territoriales n'ont pas encore commencé. Tout près maintenant de son but, il présente ses identifications aux fourmis concierges puis pénètre dans l'ultime couloir menant à la loge royale. Sur le seuil il s'arrête, écrasé par la beauté qui se dégage de ce lieu unique. C'est une grande salle circulaire construite selon les règles architecturales et géométriques très précises que les reines mères transmettent à leurs filles d'antenne à antenne.
La voûte principale mesure douze têtes de haut sur trente-six de diamètre (la tête est l'unité de mesure de la Fédération; une tête équivaut à trois millimètres d'unité de mesure courante humaine). Des pilastres de ciments rares soutiennent ce temple insecte, qui, avec la forme concave de son sol, est conçu pour que les molécules odorantes émises par les individus rebondissent le plus longtemps possible sans imprégner les murs. C'est un remarquable amphithéâtre olfactif. Au centre repose une grosse dame. Elle est couchée sur le ventre et lance de temps en temps sa patte vers une fleur jaune. La fleur se referme parfois sèchement. Mais la patte est déjà retirée.
Cette dame, c'est Belo-kiu-kiuni. Belo-kiu-kiuni, dernière reine fourmi rousse de la cité centrale. Belo-kiu-kiuni, pondeuse unique, génératrice de tous les corps et de tous les esprits de la Meute.
Belo-kiu-kiuni, qui régnait déjà pendant la grande guerre avec les abeilles, pendant la conquête des termitières du Sud, pendant la pacification des territoires à araignées, pendant la terrible guerre d'usure imposée par les guêpes du chêne, et depuis l'année dernière c'était elle qui coordonnait les efforts des cités pour résister à la pression aux frontières nord des fourmis naines. Belo-kiu-kiuni, qui bat des records de longévité.