Выбрать главу

Le judas optique s'était obscurci. On le regardait à travers la porte.

— Qui est-ce?

— M. Gougne… C'est pour la reliure.

La porte s'entrouvrit. Le dénommé Gougne baissa les yeux sur un garçon blond d'une dizaine d'années, puis, plus bas encore, sur un chien minuscule qui, passant la truffe entre les jambes de ce dernier, se mit à grogner.

— Papa n'est pas là!

— Vous êtes sûr? Le Pr Wells devait passer me voir et…

— Le Pr Wells est mon grand-oncle. Mais il est mort.

Nicolas voulut fermer la porte mais l'autre avança le pied en insistant.

— Sincères condoléances. Mais vous êtes sûr qu'il n'a pas laissé une sorte de grosse

chemise remplie de papiers? Je suis relieur.

Il m'a payé d'avance pour relier ses notes de travail sous une couverture de cuir. Il voulait constituer une encyclopédie, je crois bien. Il devait passer et je n'ai plus eu de nouvelles depuis longtemps…

— Il est mort, je vous dis.

L'homme engagea davantage son pied, poussant la porte du genou comme s'il voulait entrer en bousculant le garçon. Le chien en réduction se mit à japper furieusement. Il s'immobilisa.

— Comprenez, cela me gênerait énormément de ne pas tenir ses promesses, même à titre posthume. S'il vous plaît, vérifiez. Il doit forcément y avoir un grand classeur rouge quelque part.

— Une encyclopédie, dites-vous?

— Oui, il nommait lui-même cet ensemble: «Encyclopédie du savoir relatif et absolu», mais cela me surprendrait que ce soit inscrit sur la couverture…

— Nous l'aurions déjà trouvée si elle était chez nous.

— Excusez-moi d'insister mais… Le caniche nain se remit à gueuler. L'homme en eut un infime recul, suffisant au garçon pour lui claquer la porte à la figure.

Toute la Cité est maintenant réveillée. Les couloirs sont remplis de fourmis messagères thermiques qui s'empressent de réchauffer la Meute. Pourtant à certains carrefours on trouve encore des citoyennes immobiles. Les messagères ont beau les secouer, leur donner des coups, elles ne bougent pas. Elles ne bougeront plus. Elles sont mortes. Pour elles l'hibernation a été fatale. On ne peut sans risque demeurer trois mois avec un battement cardiaque pratiquement inexistant. Elles n'ont pas souffert. Elles sont passées de sommeil à trépas durant un brusque courant d'air enveloppant la Cité. Leurs cadavres sont évacués puis jetés au dépotoir. Tous les matins, la Cité enlève ainsi ses cellules mortes avec les autres ordures. Une fois les artères nettoyées de leurs impuretés, la ville d'insectes se met à palpiter. Partout les pattes grouillent. Les mâchoires creusent. Les antennes frétillent d'informations. Tout reprend comme avant. Comme avant l'hiver anesthésiant. Alors que le 327e mâle charrie une branchette qui doit bien peser soixante fois son propre poids, une guerrière âgée de plus de cinq cents jours s'approche de lui. Elle lui tapote le crâne avec ses segments-massues pour attirer son attention. Il lève la tête. Elle pose ses antennes tout contre les siennes. Elle veut qu'il laisse tomber le travail de réfection du toit pour partir avec un groupe de fourmis en… expédition de chasse. Il lui touche la bouche et les yeux.

— Quelle expédition de chasse?

L'autre lui fait respirer un lambeau de viande assez sec qu'elle tenait caché dans un repli de l'articulation de son thorax.

— Il paraît qu'on a trouvé ça juste avant l'hiver, dans la région ouest à 23° d'angle par rapport au soleil de midi.

— Il goûte. C'est, à l'évidence, du coléoptère.

Du chrysomèle, pour être précis. Étrange. Normalement les coléoptères sont encore en hibernation. Comme chacun le sait, les fourmis rousses se réveillent à 12° de température-air, les termites à 13°, les mouches à 14°, et les coléoptères à 15°. La vieille guerrière ne se laisse pas démonter par cet argument. Elle lui explique que ce morceau de viande provient d'une région extraordinaire, artificiellement réchauffée par une source d'eau souterraine. Là-bas, il n'y a pas d'hiver. C'est un microclimat où se sont développées une faune et une flore spécifiques. Et puis la cité Meute a toujours très faim à son réveil. Elle a vite besoin de protéines pour se remettre en marche. La chaleur ne suffit pas. Il accepte.

L'expédition est formée de vingt-huit fourmis de la caste des guerrières. La plupart sont, comme la sollicitrice, de vieilles dames asexuées. Le 327e mâle est le seul membre de la caste des sexués. Il scrute à distance ses compagnes à travers le tamis de ses yeux.

Avec leurs milliers de facettes les fourmis ne voient pas les images répétées des milliers de fois, mais plutôt une image grillagée. Ces insectes ont du mal à distinguer les détails. En revanche, ils perçoivent les mouvements les plus infimes. Les exploratrices de cette expédition semblent toutes aguerries aux voyages lointains. Leurs ventres lourds sont gorgés d'acides. Leurs têtes sont bardées des armes les plus puissantes. Leurs cuirasses sont rayées par les coups de mandibules reçus dans les combats.

Ils marchent droit devant depuis plusieurs heures. Ils dépassent plusieurs villes de la Fédération, qui se dressent haut dans le ciel ou sous les arbres. Des cités filles de la dynastie des Ni: Yodu-lou-baikan (la plus grande productrice de céréales); Giou-li-aikan (dont les légions de tueuses ont vaincu il y a deux ans une coalition des termitières du Sud); Zédi-bei-nakan (célèbre pour ses laboratoires chimiques arrivant à produire des acides de combat hyperconcentrés); Li-viu-kan (dont l'alcool de cochenille a un goût de résine très recherché). Car les fourmis rousses s'organisent non seulement en cités mais aussi en coalition de cités. L'union fait la force. Dans le Jura, on a ainsi pu voir des fédérations de fourmis rousses comprenant 15.000 fourmilières occupant une surface de 80 hectares et possédant une population totale supérieure à 200 millions d'individus. Bel-o-kan n'en est pas encore là. C'est une jeune fédération dont la dynastie originelle a été fondée il y a cinq mille ans.

Selon la mythologie locale, ce serait une fille égarée par une terrible tempête qui aurait jadis échoué ici. Ne parvenant pas à rejoindre sa propre fédération, elle aurait créé Bel-o-kan, et de Bel-o-kan serait née la Fédération et les centaines de générations de reines Ni qui la composent.

Belo-kiu-kiuni était le nom de cette première reine. Ce qui signifie la «fourmi égarée». Mais toutes les reines occupant le nid central ont repris son nom.

Pour l'instant Bel-o-kan n'est formée que d'une grande cité centrale et de 64 cités filles fédérées, éparpillées dans sa périphérie. Mais elle s'impose déjà comme la plus grande force politique de ce morceau de la forêt de Fontainebleau. Une fois qu'ils ont dépassé les cités alliées, et notamment La-chola-kan, la cité belokanienne la plus à l'ouest, les explorateurs arrivent devant des petites mottes: les nids d'été ou «postes avancés». Ils sont encore vides. Mais 327e sait que, bientôt, avec les chasses et les guerres, ils vont se remplir de soldâtes.

Ils continuent en ligne droite. Leur troupe dévale une vaste prairie turquoise et une colline bordée de chardons. Ils quittent la zone des territoires de chasse. Au loin, vers le nord, on distingue déjà la cité des ennemies, Shi-gae-pou. Mais ses occupants doivent encore dormir à cette heure. Ils poursuivent. Autour d'eux la plupart des animaux sont encore pris dans le sommeil hivernal. Quelques lève-tôt sortent par-ci par-là la tête de leur terrier. Dès, qu'ils voient les armures rousses ils se cachent, apeurés. Les fourmis ne sont pas spécialement réputées pour leur convivialité. Surtout lorsqu'elles avancent ainsi, armées jusqu'aux antennes.

Maintenant les explorateurs sont arrivés aux limites des terres connues. Il n'y a plus la moindre cité fille. Pas le moindre poste avancé à l'horizon. Pas le moindre sentier creusé par les pattes pointues. A peine quelques traces infimes d'une ancienne piste parfumée qui indique que des Belokaniennes sont jadis passées par là. Ils hésitent. Les frondaisons qui se dressent face à eux ne sont inscrites sur aucune carte olfactive. Elles composent un toit sombre où la lumière ne pénètre plus. Cette masse végétale parsemée de présences animales semble vouloir les happer.