Выбрать главу

La larve, sentant qu'on lui retire son fil, en produit d'autre pour compenser. Plus on la dénude, plus elle a froid et plus elle crache sa soie. Les ouvrières en profitent. Elles se passent cette navette vivante de mandibule en mandibule et ne lésinent pas sur la quantité de fil. Lorsque leur enfant meurt, épuisé, elles en prennent un autre. Douze larves sont ainsi sacrifiées à ce seul ouvrage. Elles achèvent de fermer le second bord de la feuille-plafond; le village présente maintenant l'aspect d'une boite verte aux arêtes blanches. 103683e, qui s'y promène presque comme chez elle, remarque à différentes reprises des fourmis noires au milieu de la foule de fourmis rouges. Elle ne peut s'empêcher de questionner. Ce sont des mercenaires? Non, ce sont des esclaves. Les rouges ne sont pourtant pas connues pour leurs mœurs esclavagistes… L'une de celles-ci consent à expliquer qu'elles ont croisé récemment une horde de fourmis esclavagistes qui s'acheminaient vers l'ouest, et qu'elles ont alors échangé des œufs de noires contre un nid tissé portatif. 103683e ne lâche pas si vite son interlocutrice et lui demande si la rencontre n'a pas tourné ensuite à la bagarre. L'autre répond que non, que les terribles fourmis étaient déjà repues, elles n'avaient que trop d'esclaves; de plus, elles avaient peur du dard mortel des rouges. Les fourmis noires issues des œufs troqués avaient pris les odeurs passeports de leurs hôtes et les servaient comme s'il s'agissait de leurs parents. Et comment pourraient-elles savoir que leur patrimoine génétique fait d'elles des prédatrices et non pas des esclaves? Elles ne connaissent rien du monde en dehors de ce que les rouges veulent bien leur raconter. Vous n'avez pas peur qu'elles se révoltent? Bon, il y avait déjà eu des soubresauts. En général les rouges anticipaient les incidents en éliminant les récalcitrantes isolées. Tant que les noires ne savaient pas qu'elles avaient été dérobées dans un nid, qu'elles faisaient partie d'une autre espèce, elles manquaient de motivation réelle… La nuit et le froid descendent sur le noisetier. On attribue aux deux exploratrices un coin où passer la mini-hibernation nocturne.

Chli-pou-kan croît petit à petit. On a tout d'abord aménagé la Cité interdite. Elle n'est pas construite dans une souche, mais dans un truc bizarre enterré là; une boîte de conserve rouillée, en fait, ayant jadis contenu trois kilos de compote, rebut provenant d'un orphelinat proche. Dans ce palais nouveau, Chli-pou-ni pond avec frénésie cependant qu'on la gave de sucres, de graisses et de vitamines. Les premières filles ont construit juste sous la Cité interdite une pouponnière chauffée à l'humus en décomposition. C'est ce qu'il y a de plus pratique, en attendant le dôme de branchettes et le solarium qui signeront la fin des travaux.

Chli-pou-ni veut que sa cité bénéficie de toutes les technologies connues: champignonnières, fourmis citernes, bétail de pucerons, lierres de soutien, salles de fermentation de miellat, salle de fabrication des farines de céréales, salles de mercenaires, salle d'espions, salle de chimie organique, etc.

Et ça court dans tous les coins. La jeune reine a su transmettre son enthousiasme et ses espoirs. Elle n'accepterait pas que Chli-pou-kan soit une ville fédérée comme les autres. Elle ambitionne d'en faire un pôle d'avant-garde, la pointe de la civilisation myrmécéenne. Elle déborde d'ailleurs de suggestions.

Par exemple, on a découvert aux alentours de l'étage -12 un ruisseau souterrain. L'eau est un élément qui n'a pas été assez étudié, selon elle. On doit pouvoir trouver un moyen de marcher dessus. Dans un premier temps, une équipe est chargée d'étudier les insectes qui vivent en eau douce: dytiques, cyclopes, daphnies… Sont-ils comestibles? Pourra-t-on un jour en élever dans des flaques contrôlées? Son premier discours connu, elle le tient sur le thème des pucerons: Nous allons vers une période de troubles guerriers. Les armes sont de plus en plus sophistiquées. Nous ne pourrons pas toujours suivre. Un jour, peut-être, la chasse à l'extérieur deviendra aléatoire. Il nous faut prévoir le pire. Notre cité doit s'étendre le plus possible en profondeur. Et nous devons privilégier l'élevage des pucerons à toute autre forme de fourniture des sucres vitaux. Ce bétail sera installé dans des étables situées aux étages les plus bas… Trente de ses filles font une sortie et ramènent deux pucerons sur le point d'accoucher. Au bout de quelques heures, elles en ont obtenu une centaine de puceronneaux dont elles coupent les ailes. On installe cette amorce de cheptel à l'étage -23, bien à l'abri des coccinelles, et on le fournit amplement en feuilles fraîches et tiges pleines de sève. Chli-pou-ni envoie des exploratrices dans toutes les directions. Certaines ramènent des spores d'agaric qui sont ensuite plantées dans les champignonnières. La reine avide de découvertes décide même de réaliser le rêve de sa mère: elle plante une ligne de graines de fleurs carnivores sur la frontière est. Elle espère ainsi ralentir une éventuelle attaque des termites et de leur arme secrète. Car elle n'a pas oublié le mystère de l'arme secrète, l'assassinat du prince 327e et la réserve alimentaire dissimulée sous le granité. Elle dépêche un groupe d'ambassadrices en direction de Bel-o-kan. Officiellement, celles-ci sont chargées d'annoncer à la reine mère la construction de la soixante-cinquième cité et son ralliement à la Fédération. Mais à titre officieux, elles doivent essayer de poursuivre l'enquête à l'étage — 50 de Bel-o-kan.

La sonnette retentit alors qu'Augusta était en train d'épingler ses précieuses photos sépia sur le mur gris, Elle vérifia que la chaîne de sécurité était mise et entrouvrit la porte. Il y avait là un monsieur d'âge moyen, bien propret; il n'avait même pas de pellicules sur le revers de sa veste.

— Bonjour madame Wells. Je me présente: Pr Leduc, un collègue de votre fils Edmond. Je n'irai pas par quatre chemins. Je sais que vous avez déjà perdu votre petit-fils et votre arrière-petit-fils dans la cave. Et que huit pompiers, six gendarmes et deux policiers y ont disparu pareillement. Pourtant, madame… je souhaiterais y descendre. Augusta n'était pas sûre d'avoir bien entendu. Elle régla sa prothèse auditive sur le volume maximal.

— Vous êtes le Pr Rosenfeld?

— Non. Leduc. Pr Leduc. Je vois que vous avez entendu parler de Rosenfeld. Rosenfeld, Edmond et moi sommes tous trois entomologistes. Nous avons en commun une spécialité: l'étude des fourmis. Mais justement Edmond avait pris sur nous une sérieuse avance. Il serait dommage de ne pas en faire bénéficier l'humanité… Je souhaiterais descendre dans votre cave. Quand on entend mal, on regarde mieux. Elle examina les oreilles de ce Leduc. L'être humain possède la particularité de garder en lui la forme de son passé le plus ancien; l'oreille, à cet égard, représente le fœtus.

Le lobe symbolise la tête, l'arête du pavillon donne la forme de la colonne vertébrale, etc. Ce Leduc avait dû être un fœtus maigre, et Augusta appréciait modérément les fœtus maigres.

— Et qu'est-ce que vous espérez trouver dans cette cave?

— Un livre. Une encyclopédie où il notait systématiquement tous ses travaux. Edmond était cachottier. Il a dû tout ensevelir là-dessous, en mettant des pièges pour tuer ou repousser les béotiens. Mais moi, je pars averti et un homme averti…