— … peut très bien se faire tuer! compléta Augusta.
— Laissez-moi ma chance.
— Entrez, monsieur…?
— Leduc, Pr Laurent Leduc du laboratoire CNRS 352.
Elle le guida vers la cave. Une inscription en larges lettres rouges était peinte sur le mur construit par la police:
NE PLUS JAMAIS DESCENDRE DANS CETTE MAUDITE CAVE!!
Elle la désigna d'un coup de menton.
— Vous savez ce qu'ils disent les gens dans cet immeuble, monsieur Leduc? Ils disent que c'est une bouche de l'enfer. Ils disent que cette maison est Carnivore et qu'elle mange les humains qui viennent lui démanger le gosier… Certains voudraient même qu'on coule du béton.
Elle le regarda de haut en bas.
— Vous n'avez pas peur de mourir, monsieur Leduc?
— Si, fit-il, et il sourit d'un air narquois. Si, j'ai peur de mourir idiot, sans savoir ce qu'il y a au fond de cette cave.
103 683e et 4000e ont quitté depuis des jours le nid des tisseuses rouges. Deux guerrières au dard pointu les accompagnent. Ensemble elles ont marché longtemps sur des pistes à peine parfumées de phéromones pistes. Elles ont déjà parcouru des milliers de têtes de distance depuis le nid tissé dans les branches du noisetier. Elles ont croisé toutes sortes d'animaux exotiques dont elles ne connaissent même pas le nom. Dans le doute, elles les évitent tous.
Quand la nuit vient, elles creusent la terre le plus profondément possible puis s'enfouissent en profitant de la douce chaleur et de la protection de leur planète nourricière.
Les deux rouges, aujourd'hui, les ont guidées jusqu'au sommet d'une colline.
Le bout du monde est encore loin?
C'est par là.
De leur promontoire, les rousses découvrent, à perte de vue vers l'est, un univers de sombres broussailles. Les rouges leur signifient que leur mission prend fin,
qu'elles ne les suivent pas plus loin. Il y a certains endroits où leurs odeurs ne sont pas bien accueillies.
Le Belokaniennes doivent continuer tout droit jusqu'aux champs des moissonneuses. Celles-ci vivent en permanence aux parages du «bord du monde»; elles sauront sans aucun doute les renseigner. Avant de quitter leurs guides, les rousses délivrent les précieuses phéromones d'identification de la Fédération, prix convenu du voyage. Puis elles dévalent la pente à la rencontre des champs cultivés par les fameuses moissonneuses.
SQUELETTE: Vaut-il mieux avoir lesquelette à l'intérieur ou à l'extérieur du corps?
Lorsque le squelette est à l'extérieur, ilforme une carrosserie protectrice. La chair est à l'abri des dangers extérieurs mais elledevient fiasque et presque liquide. Et lorsqu'une pointe arrive à passer malgrétoute la carapace, les dégâts sont irrémédiables.
Lorsque le squelette ne forme qu'une barre mince et rigide à l'intérieur de la masse, la chair palpitante est exposée à toutes les agressions. Les blessures sont multiples et permanentes.
Mais, justement, cette faiblesse apparente force le muscle à durcir et la fibre à résister. La chair évolue.
J'ai vu des humains qui avaient forgé grâce à leur esprit des carapaces «intellectuelles» les protégeant des contrariétés. Ils semblaient plus solides que la moyenne. Ils disaient: «je m'en fous» et riaient de tout. Mais lorsqu'une contrariété arrivait à passer leur carapace les dégâts étaient terribles.
J'ai vu des humains souffrir de la moindre contrariété, du moindre effleurement, mais leur esprit ne se fermait pas pour autant, ils restaient sensibles à tout et apprenaient de chaque agression.
Edmond Wells,
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
Les esclavagistes attaquent! Panique à Chli-pou-kan. Des éclaireurs fourbus répandent la nouvelle dans la jeune cité.
Les esclavagistes! Les esclavagistes! Leur terrible réputation les a précédées. De même que certaines fourmis ont privilégié telle voie de développement — élevage, stockage, culture de champignons ou chimie — , les esclavagistes se sont spécialisées dans le seul domaine de la guerre. Elles ne savent faire que ça, mais le pratiquent comme un art absolu. Et tout leur corps s'y est adapté. La moindre de leurs articulations se termine par une pointe recourbée, leur chitine a une épaisseur double de celle des rousses. Leur tête étroite et parfaitement triangulaire n'offre de prise à aucune griffe. Leurs mandibules, aux allures de défenses d'éléphant portées à l'envers,
sont deux sabres courbes qu'elles manient avec une adresse redoutable. Quant à leurs mœurs esclavagistes, elles ont découlé naturellement de leur excessive spécialisation. Il s'en est même fallu de peu que l'espèce ne disparaisse, détruite par sa propre volonté de puissance. A force de guerroyer, ces fourmis ne savent plus construire de nids, élever leurs petits, ou même… se nourrir. Leurs mandibules-sabres, si efficaces dans les combats, s'avèrent bien peu pratiques pour s'alimenter normalement. Cependant, pour belliqueuses qu'elles soient, les esclavagistes ne sont pas stupides. Puisqu'elles n'étaient plus capables d'effectuer les tâches ménagères indispensables à la survie quotidienne, d'autres allaient s'en occuper à leur place. Les esclavagistes s'attaquent en particulier aux nids petits et moyens de fourmis noires, blanches ou jaunes — toutes espèces ne possédant ni dard ni glande à acide. Elles encerclent d'abord le village convoité. Dès que les assiégées s'aperçoivent que toutes les ouvrières sorties se sont fait tuer, elles décident de boucher les issues. C'est le moment que choisissent les esclavagistes pour lancer leur premier assaut. Elles débordent facilement les défenses, ouvrent des brèches dans la cité, sèment la panique dans les couloirs.
C'est alors que les ouvrières effrayées tentent d'opérer une sortie qui mettrait les œufs à l'abri. Exactement ce qu'ont prévu les esclavagistes. Elles filtrent toutes les issues et forcent les ouvrières à abandonner leur précieux fardeau. Elles ne tuent que celles qui ne veulent point obtempérer; chez les fourmis, on ne tue jamais gratuitement. À la fin des combats, les esclavagistes investissent le nid, demandent aux ouvrières survivantes de replacer les œufs à leur place et de continuer à les soigner. Lorsque les nymphes éclosent, elles sont éduquées à servir les envahisseuses, et comme elles ne connaissent rien du passé elles pensent qu'obéir à ces grosses fourmis est la manière de vivre juste et normale. Durant les razzias, les esclaves de longue date restent en retrait, cachées dans les herbes, à attendre que leurs maîtresses aient fini de nettoyer le coin. Une fois la bataille gagnée, en bonnes petites ménagères, elles s'installent dans les lieux, mélangent l'ancien butin d'œufs aux nouveaux, éduquent les prisonnières et leurs enfants. Les générations de kidnappées se superposent ainsi les unes aux autres, au gré des migrations de leurs pirates.
Il faut en général trois esclaves pour servir chacune de ces accaparatrices. Une pour la nourrir (elle ne sait manger que des aliments régurgités qu'on lui donne à la becquée); une pour la laver (ses glandes salivaires se sont atrophiées); une pour évacuer les excréments qui, sinon, s'accumulent autour de l'armure et la rongent. Le pire qui puisse arriver à ces soldâtes absolues est bien sûr d'être abandonnées par leurs servantes. Elles ressortent alors précipitamment du nid volé et partent à la recherche d'une nouvelle cité à conquérir. Si elles ne la trouvent pas avant la nuit, elles peuvent mourir de faim et de froid. La mort la plus ridicule pour ces magnifiques guerrières!
Chli-pou-ni a entendu de nombreuses légendes sur les esclavagistes. On prétend qu'il y a déjà eu des révoltes d'esclaves, et que les esclaves connaissant bien leurs maîtresses n'avaient pas forcément le dessous. On raconte aussi que certaines esclavagistes font la collection d'œufs fourmis, dans l'idée d'en avoir de toutes les tailles et de toutes les espèces. Elle imagine une salle pleine de tous ces œufs de toutes grosseurs, de toutes couleurs. Et sous chaque enveloppe blanche… une culture myrmécéenne spécifique, prête à s'éveiller pour le service de ces brutes primaires.