Toujours est-il qu'elles ne font pas sauter les barricades disposées aux issues. Elles attendent. Elles ont tout leur temps. Après tout, la nuit ne devrait pas tomber avant une quinzaine d'heures.
Dans la fourmilière, on s'étonne. Pourquoi n'attaquent-elles pas? Chli-pou-ni n'aime pas cela. Ce qui l'inquiète, c'est que l'adversaire «agisse de manière à échapper à son mode de compréhension», alors qu'il n'en a nul besoin, étant le plus fort. Certaines de ses filles émettent timidement l'opinion qu'on essaie peut-être de les affamer. Une telle éventualité ne peut que redonner courage aux rousses: grâce à leurs étables en sous-sol, leurs champignonnières, leurs greniers à farine de céréales, les fourmis réservoirs gavées de miellat, elles sont en mesure de tenir deux bons mois de siège. Mais Chli-pou-ni ne croit pas à un siège. Ce que veulent les autres, là-haut, c'est un nid pour la nuit. Elle repense à la fameuse sentence de Mère: Si l'adversaire est plus fort, agis de manière à échapper à son mode de compréhension. Oui, face à ces brutasses, les technologies de pointe, voilà le salut. Les cinq cent mille Chlipoukaniennes opèrent des CA. Un débat intéressant émerge enfin. C'est une petite ouvrière qui émet:
L'erreur a été de vouloir reproduire des armes ou des stratégies utilisées par nos aînées de Bel-o-kan. Nous ne devons pas copier, nous devons inventer nos propres solutions, pour résoudre nos propres problèmes. Dès que cette phéromone est lâchée, les esprits se débloquent et une décision est rapidement prise. Tout le monde se met alors au travail.
JANISSAIRE: Au XlVe siècle, le sultan Muradler créa un corps d'armée un peu spécial, qu'on baptisa les Janissaires (du turcyeni tcheri, nouvelle milice). L'armée janissaire avait une particularité: elle n était formée que d'orphelins. En effet, les soldats turcs, quand ils pillaient un village arménien ou slave, recueillaient les enfants en très bas âge et les enfermaient dans une école militaire spéciale d'où ils ne pouvaient rien connaître du reste du monde. Eduqués uniquement dans l'art du combat, ces enfants s'avéraient les meilleurs combattants de tout l'Empire ottoman et ravageaient sans vergogne les villages habités par leur vraie famille. Jamais les Janissaires n'eurent l'idée de combattre leurs kidnappeurs aux côtés de leurs parents. En revanche, leurpuissance ne cessant de croître, cela finit par inquiéter le sultan Mahmut II qui les massacra et bouta le feu à leur école en 1826.
Edmond Wells
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
Le Pr Leduc avait amené deux grosses malles. De l'une, il sortit un surprenant modèle de marteau-piqueur à essence. Il se mit aussitôt à défoncer le mur construit par les policiers, jusqu'à y dégager un trou circulaire permettant le passage. Quand le tapage eut cessé, Grand-mère Augusta vînt proposer une verveine, mais Leduc refusa en expliquant posément que cela risquait de lui donner envie d'uriner. Il se tourna vers l'autre malle et en tira une panoplie complète de spéléologue.
— Vous pensez que c'est si profond que ça?
— Pour être franc, chère madame, avant de venir vous voir j'ai effectué une recherche sur cet immeuble. Il était habité à la Renaissance par des savants protestants qui ont construit un passage secret. Je suis presque certain que ce passage débouche en forêt de Fontainebleau. C'est par là que ces protestants échappaient à leurs persécuteurs.
— Mais si les gens qui sont descendus là-dessous sont ressortis en forêt, je ne comprends pas pourquoi ils ne se sont plus manifestés? Il y a mon fils, mon petit-fils… ma bru, plus une bonne dizaine de pompiers et de gendarmes, toutes ces personnes n'ont aucune raison de se cacher. Elles ont des familles, des amis. Elles ne sont pas protestantes et il n'y a plus de guerres de Religion.
— En êtes-vous tellement sûre, madame? Il la fixa d'un drôle d'air.
— Les religions ont pris de nouveaux noms, elles se targuent d'être des philosophies ou des… sciences. Mais elles sont toujours aussi dogmatiques.
Il passa dans la pièce voisine pour enfiler sa tenue de spéléo. Lorsqu'il refit son apparition, bien gêné aux entournures, la tête prise dans un casque rouge vif garni d'une lampe frontale, Augusta faillit pouffer. Lui reprit comme si de rien n'était.
— Après les protestants, cet appartement a été occupé par des sectes de tout poil. Certaines s'adonnaient à de vieux cultes païens, d'autres adoraient l'oignon, ou le radis noir, que sais-je?
— L'oignon et le radis noir sont excellents pour la santé. Je comprends fort bien qu'on les adore. La santé c'est ce qu'il y a de plus important… Regardez, je suis sourde, bientôt sénile, et je meurs chaque jour un peu plus. Il se voulut rassurant.
— Allons ne soyez pas pessimiste, vous avez encore très bonne mine.
— Voyons tiens, quel âge me donnez-vous?
— Je ne sais pas… soixante, soixante-dix ans.
— Cent ans, monsieur! j'ai eu cent ans il y a une semaine, et je suis complètement malade de tout mon corps, et la vie m'est chaque jour plus difficile à supporter, surtout depuis que j'ai perdu tous les êtres que j'aimais.
— Je vous comprends madame, la vieillesse est une épreuve difficile.
— Vous avez encore beaucoup de phrases à l'emporte-pièce comme ça?
— Mais madame…
— Allez, descendez vite. Si demain je ne vous vois pas remonter, j'appellerai la police et ils me feront sûrement un gros mur que plus personne ne viendra casser…
Rongée en permanence par les larves d'ichneumon, 4000e ne parvient pas à trouver le sommeil, même durant les nuits les plus glacées.
Alors elle attend calmement la mort, tout en se livrant à des activités passionnantes et risquées qu'elle n'aurait jamais eu le courage d'aborder en d'autres circonstances. Découvrir le bord du monde, par exemple. Elles sont encore en chemin vers les champs des moissonneuses. 103 683e profite du trajet pour se remémorer certaines leçons de ses nourrices. Elles lui ont expliqué que la Terre est un cube, ne portant la vie que sur sa face supérieure.
Que verra-t-elle si elle atteint enfin le bout du monde, son bord? De l'eau? Le vide d'un autre ciel? Sa compagne en sursis et elle-même en sauront davantage alors que toutes les exploratrices, toutes les rousses depuis le commencement des temps! Sous le regard étonné de 4000e, la marche de 103 683e se transforme soudain en un pas déterminé.
Lorsque au milieu de l'après-midi les esclavagistes se décident à forcer les issues, elles sont surprises de ne trouver aucune résistance. Elles savent pourtant bien qu'elles n'ont pas détruit l'armée rousse tout entière, même en tenant compte de la petite taille de la cité. Alors méfiance… Elles avancent d'autant plus prudemment qu'habituées à vivre au grand air et jouissant à la lumière d'une excellente vue, elles sont complètement aveugles en sous-sol. Les asexuées rousses n'y voient pas non plus, mais elles au moins sont habituées à évoluer dans les boyaux de ce monde de ténèbres. Les esclavagistes arrivent dans la Cité interdite. Tout est désert. Il y a même des tas d'aliments qui gisent au sol, intacts! Elles descendent encore; les greniers sont pleins, des gens se trouvaient dans ses salles il y a peu de temps, c'est certain. A l'étage — 5, elles trouvent des phéromones récentes. Elles essaient de décrypter les conversations qui se sont tenues là, mais les rousses ont déposé un rameau de thym dont les exhalaisons parasitent tous les effluves.
Etage — 6. Elles n'aiment pas se sentir comme ça, enfermées sous la terre. Il fait si noir dans cette ville! Comment des fourmis peuvent-elles supporter de rester en permanence dans cet espace confiné et sombre comme la mort? A l'étage — 8, elles repèrent des phéromones encore plus fraîches. Elles accélèrent le pas, les rousses ne doivent plus être bien loin. A l'étage — 10, elles surprennent un groupe d'ouvrières brandissant des œufs. Celles-ci détalent devant les envahisseuses. C'était donc ça! Enfin elles comprennent, toute la ville est descendue dans les étages les plus profonds en espérant sauver sa précieuse progéniture.