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Elles utilisent pour cela un herbicide de leur fabrication: l'acide indole-acétique, qu'elles pulvérisent avec une glande abdominale. A l'arrivée de 103 683e et de 4000e, les moissonneuses leur prêtent à peine attention. Elles n'ont jamais vu de fourmis rousses, et pour elles ces deux insectes sont au mieux deux esclaves en fugue ou deux fourmis à la recherche de sécrétion de lomechuse. Bref, des clochardes ou des droguées. Une moissonneuse finit pourtant par déceler une molécule aux odeurs de fourmi rouge. Suivie d'une compagne, elle quitte son travail et s'approche.

Vous avez rencontré des rouges? Où sont-elles?

En discutant, les Belokaniennes apprennent que les rouges ont attaqué le nid des moissonneuses il y a plusieurs semaines. Elles ont tué avec leur dard venimeux plus d'une centaine d'ouvrières et de sexués, puis ont dérobé toute la réserve de farine de céréales. A son retour d'une campagne menée au sud, à la recherche de nouvelles graines, l'armée des moissonneuses n'avait pu que constater les dégâts. Les rousses reconnaissent qu'elles ont en effet rencontré des rouges. Elles indiquent la direction à prendre pour les retrouver. On les questionne, et elles narrent leur propre odyssée.

Vous êtes à la recherche du bout du monde? Elles acquiescent. Les autres éclatent alors de phéromones de rire aux odeurs pétillantes. Pourquoi s'esclaffent-elles? Le bout du monde n'existerait-il pas? Si, il existe et vous y êtes arrivées! Outre les moissons notre principale activité est de tenter le franchissement du bout du monde. Les moissonneuses se proposent de guider dès le lendemain matin les deux «touristes» vers ce lieu métaphysique. La soirée se passe en discussions, à l'abri du petit nid que les moissonneuses ont creusé dans l'écorce d'un hêtre.

Et les gardiens du bout du monde? demande

103 683e.

Ne vous en faites pas, vous les verrez bien assez tôt.

Est-il vrai qu'ils ont une arme capable d'écraser d'un coup toute une armée?

Les moissonneuses sont surprises que ces étrangères connaissent de tels détails.

C'est exact.

103 683e va donc enfin connaître la solution de l'énigme de l'arme secrète!

Cette nuit-là, elle a un rêve. Elle voit la Terre qui s'arrête à angle droit, un mur d'eau vertical qui envahit le Ciel et, sortant de ce mur d'eau, des fourmis bleues tenant des branches d'acacia très destructrices. Il suffit qu'un bout de ces branches magiques touche quoi que ce soit pour que tout soit pulvérisé.

4 Le bout du chemin

AUGUSTA passa toute la journée devant six allumettes. Le mur était plus psychologique que réel, ça elle l'avait compris. Le fameux «Il faut penser différemment!» d'Edmond… Son fils avait découvert quelque chose, c'était certain, et il le cachait avec son intelligence.

Elle se remémora ses nids d'enfance, ses «tanières». C'est peut-être parce qu'on les lui avait toutes détruites qu'il avait cherché à s'en fabriquer une qui serait inaccessible, un endroit où nul ne viendrait jamais le déranger… Comme un lieu intérieur, qui trouverait à projeter au-dehors sa paix… et son invisibilité.

Augusta secoua l'engourdissement qui la gagnait. Un souvenir de sa propre jeunesse émergea. C'était une nuit d'hiver, elle était toute petite, et elle avait compris qu'il pouvait exister des nombres en dessous de zéro… 3, 2, 1, 0 et puis — 1, -2, - 3… Des nombres à l'envers! Comme si on retournait le gant des chiffres. Zéro n'était donc pas la fin ou le commencement de tout. Il existait un autre monde infini de l'autre côté. C'était comme si on avait fait éclater le mur du «zéro».

Elle devait avoir sept ou huit ans, mais sa découverte l'avait bouleversée et elle n'avait pas dormi de la nuit.

Les chiffres à l'envers… C'était l'ouverture d'une autre dimension. La troisième dimension. Le relief!

Seigneur!

Ses mains tremblent d'émotion, elle pleure, mais elle a la force de saisir les allumettes.

Elle en pose trois en triangle puis place à chaque coin une allumette qu'elle dresse pour que toutes convergent en un point supérieur.

Cela forme une pyramide. Une pyramide et quatre triangles équilatéraux.

Voici la limite est de la Terre. Un lieu sidérant. Cela n'a plus rien de naturel, plus rien de terrien. Ce n'est pas comme 103 683 e se l'imaginait. Le bord du monde est noir, jamais elle n'a rien vu d'aussi noir! C'est dur, lisse, tiède et ça sent les huiles minérales. À défaut d'océan vertical, on trouve ici des courants aériens d'une violence inouïe. Elles restent longtemps à essayer de comprendre ce qui se passe. De temps en temps une vibration se fait sentir. Son intensité augmente de manière exponentielle. Puis soudain le sol tremble, un grand vent soulève les antennes, un bruit infernal fait claquer les tympans des tibias. On dirait un violent orage, mais à peine le phénomène se manifeste-t-il qu'il a déjà cessé, laissant juste retomber quelques volutes de poussières.

Beaucoup d'exploratrices moissonneuses ont voulu franchir cette frontière, mais les Gardiens veillent. Car ce bruit, ce vent, cette vibration, ce sont eux: les Gardiens du bord du monde, frappant tout ce qui essaie d'avancer sur la terre noire. Ont-elles déjà vu ces Gardiens? Avant que les rousses aient pu obtenir une réponse, un nouveau fracas éclate, puis s'efface. L'une des six moissonneuses qui les accompagne affirme que personne n'est jamais arrivé à marcher sur la «terre maudite» et à en revenir vivant. Les Gardiens écrasent tout. Les Gardiens… ce doit être eux qui ont attaqué La-chola-kan et l'expédition du 327e mâle. Mais pourquoi ont-ils quitté le bout du monde pour s'avancer vers l'ouest? Veulent-ils envahir le monde?

Les moissonneuses n'en savent pas plus que les rousses. Peuvent-elles au moins les décrire? Tout ce qu'elles savent, c'est que celles qui ont approché les Gardiens en sont mortes écrasées. On ignore même dans quelle catégorie d'êtres vivants ranger ceux-ci: sont-ils des insectes géants? des oiseaux? des plantes? Tout ce que les moissonneuses savent, c'est qu'ils sont très rapides, très puissants. C'est une force qui les dépasse et qui ne ressemble à rien de connu…

A ce moment-là 4000e prend une initiative aussi soudaine qu'imprévue. Elle quitte le groupe et se risque en territoire tabou. Mourir pour mourir, elle veut tenter de franchir le bout du monde comme ça, au culot. Les autres la regardent, atterrées. Elle progresse lentement, guettant la moindre vibration, la moindre fragrance annonciatrice de mort dans l'extrémité sensible de ses pattes. Voilà… cinquante têtes, cent têtes, deux cents têtes, quatre cents, six cents, huit cents têtes de franchies. Rien. Saine et sauve! En face on l'acclame. D'où elle se trouve, elle voit des bandes blanches intermittentes filer à gauche et à droite. Sur la terre noire tout est mort; pas le moindre insecte, pas la moindre plante. Et le sol est si noir… ça n'est pas une vraie terre. Elle perçoit la présence de végétaux, loin devant.

Serait-il possible qu'il existe un monde après le bord du monde?

Elle lance quelques phéromones à ses collègues restées sur la berge pour leur raconter tout ça, mais on dialogue mal à si grande distance.

Elle fait demi-tour, et c'est alors que se déclenchent à nouveau le tremblement et le bruit énormes. Le retour des Gardiens! Elle galope de toutes ses forces pour rejoindre ses compagnes.

Celles-ci restent pétrifiées durant la brève fraction de temps où une stupéfiante masse traverse leur ciel dans un vrombissement énorme. Les Gardiens sont passés, exaltant les odeurs d'huiles minérales. Et 4000e a disparu.

Les fourmis se rapprochent un peu du bord et comprennent. 4000e a été écrasée si densément que son corps ne fait plus qu'un dixième de tête d'épaisseur, comme incrusté dans le sol noir!

Il ne reste plus rien de la vieille exploratrice belokanienne. Le supplice des œufs d'ichneumon prend fin par la même occasion. On voit d'ailleurs qu'une larve de cette guêpe venait de lui transpercer le dos, à peine un point blanc au milieu du corps roux aplati…

C'est donc ainsi que frappent les Gardiens du bout du monde. On entend juste un vacarme, on perçoit un souffle et instantanément tout est détruit, pulvérisé, écrasé. 103 683e n'a pas fini d'analyser le phénomène qu'une autre déflagration se fait entendre. La mort frappe même lorsque personne ne traverse son seuil. La poussière retombe.