— Pfff, ça ne m'étonne pas, soupire Daniel. Leduc fait partie d'une clique d'éthologistes, ce qu'il y a de pire au sein de l'école allemande, qui veut modifier l'humanité en copiant sous un certain angle les mœurs des animaux. Le sens du territoire, la discipline des fourmilières… ça fait toujours fantasmer.
— Du coup, Edmond tenait un prétexte pour se mettre à l'œuvre. Il allait dialoguer avec
les fourmis dans une perspective… politique; il pensait qu'elles vivaient selon un système anarchiste et voulait leur en demander confirmation.
– Évidemment! murmura Bilsheim.
— Cela devenait un défi d'homme. Mon oncle réfléchit encore longtemps et se dit que le meilleur moyen de communiquer était de fabriquer une «fourmi robot».
Jonathan brandit des feuillets chargés de dessins.
— En voici les plans. Edmond l'a baptisé «Docteur Livingstone». Il est en plastique. Je
ne vous dis pas le travail d'horloger qui a été nécessaire à la fabrication de ce petit chef-
d'œuvre! Non seulement toutes les articulations sont reconstituées et animées par de microscopiques moteurs électriques branchés sur une pile placée dans l'abdomen, mais l'antenne comporte réellement onze segments capables d'émettre simultanément onze phéromones différentes!.. Seule différence entre Docteur Livingstone et une vraie fourmi: il est branché sur onze tuyaux, chacun de la taille d'un cheveu, eux-mêmes réunis en une sorte de cordon ombilical de la taille d'une ficelle.
— Prodigieux! Tout simplement prodigieux! s'enthousiasme Jason. Mais où est le Docteur Livingstone? demande Augusta. Des guerrières au parfum de roche la poursuivent. 801e, en train de détaler, repère soudain une très large galerie et s'y précipite. Elle parvient ainsi dans une salle énorme, au centre de laquelle se tient une drôle de fourmi, d'une taille nettement au-dessus de la moyenne.
801e s'en approche prudemment. Les odeurs de l'étrange fourmi solitaire ne sont qu'à moitié vraies. Ses yeux ne brillent pas, sa peau a l'air recouverte d'une teinture noire… La jeune Chlipoukanienne aimerait comprendre. Comment peut-on être aussi peu fourmi?
Mais déjà les soldâtes l'ont débusquée. La boiteuse s'avance, seule, pour un duel. Elle lui saute aux antennes et se met à les mordre. Toutes deux roulent au sol. 801e se souvient des conseils de sa Mère: Regarde où l'adversaire te frappe avec prédilection, c'est souvent son propre point faible… De fait, dès qu'elle s'empare des antennes de la boiteuse, celle-ci se tord furieusement. Elle doit avoir les antennes hypersensibles, la pauvre! 801e les lui tranche net et parvient à s'enfuir. Mais c'est maintenant une meute de plus de cinquante tueuses qui se ruent à sa suite.
— Vous voulez savoir où se trouve le Docteur Livingstone? Suivez les, fils qui partent du spectromètre de masse… Ils remarquent en effet une sorte de tube transparent qui, longeant la paillasse, rejoint le mur, monte jusqu'au plafond, pour enfin aller s'enfoncer dans une sorte de grosse caisse en bois, suspendue au centre du temple, à l'aplomb de l'orgue. Cette caisse est vraisemblablement remplie de terre. Les nouveaux arrivants se démanchent le cou pour mieux l'examiner.
— Mais vous aviez dit qu'il y avait un rocher indestructible au-dessus de nos têtes, remarque Augusta.
— Oui, mais je vous ai aussi signalé qu'il existe une cheminée de ventilation que nous n'utilisons plus…
— Et si on ne l'utilise plus, continue l'inspecteur Galin, ce n'est pas parce que nous l'avons bouchée!
— Alors si ce n'est pas vous… — … Ce sont elles!
— Les fourmis?
— Tout juste! Une gigantesque cité de fourmis rousses est implantée au-dessus de cette dalle rocheuse, vous savez, ces insectes qui construisent de grands dômes de branchettes dans les forêts…
— Selon les évaluations d'Edmond, il y en a plus de dix millions!
— Dix millions? Mais elles pourraient nous tuer tous!
— Non, pas de panique, il n'y a rien à craindre. D'abord, parce qu'elles nous parlent et nous connaissent. Et aussi parce que toutes les fourmis de la Cité ne sont pas au courant de notre existence.
Comme Jonathan dit cela, une fourmi tombe de la caisse du plafond et atterrit sur le front de Lucie. Celle-ci tente de la recueillir, mais 801e s'affole et va se perdre dans sa rousse chevelure, glisse sur le lobe de son oreille, dévale ensuite la nuque, s'enfonce dans le chemisier, contourne les seins et le nombril, galope sur la fine peau des cuisses, tombe jusqu'à la cheville et, de là, plonge vers le sol. Elle cherche un instant sa direction… et fonce vers l'une des bouches de ventilation latérale.
— Qu'est-ce qu'il lui prend?
— Va savoir. En tout cas, le courant d'air frais de la cheminée l'a attirée, elle n'aura aucun problème pour ressortir.
• Mais là, elle ne retrouve pas sa Cité, elle va déboucher complètement à l'est de la Fédération, non? L'espionne a réussi à filer! Si cela continue nous devrons attaquer la prétendue soixante-cinquième cité…
Des soldâtes au parfum de roche ont fait leur rapport, les antennes basses. Après qu'elles se sont retirées, Belo-kiu-kiuni remâche un instant ce grave échec de sa politique du secret. Puis, très lasse, elle se remémore la façon dont tout a commencé. Toute jeune, elle aussi avait été confrontée à l'un de ces phénomènes terrifiants qui laissent présumer l'existence d'entités géantes. C'était juste après son essaimage; elle avait vu une plaque noire écraser plusieurs reines fécondes, sans même les manger. Plus tard, après avoir engendré sa cité, elle était parvenue à organiser une rencontre à ce sujet, où la plupart des reines — mères ou filles — étaient présentes.
Elle se souvenait. C'était Zoubi-zoubi-ni qui avait parlé la première. Elle avait raconté que plusieurs de ses expéditions avaient subi des pluies de boules roses causant plus d'une centaine de morts.
Les autres sœurs avaient surenchéri.
Chacune dressait sa liste de morts et d'estropiés dus aux boules roses et aux plaques noires.
Cholb-gahi-ni, une vieille mère, remarque que selon les témoignages les boules roses avaient l'air de ne se déplacer que par troupeaux de cinq.
Une autre sœur, Roubg-fayli-ni, avait trouvé une boule rose immobile à peu près à trois cents têtes sous le sol. La boule rose était prolongée par une substance molle à l'odeur assez forte. On avait alors percé à la mandibule et fini par déboucher sur des tiges dures et blanches… comme si ces animaux avaient une carapace à l'intérieur du corps au lieu de l'avoir à l'extérieur. Au terme de la réunion, chacune des reines étant tombée d'accord sur le fait que de tels phénomènes passaient l'entendement, elles avaient décidé d'observer un secret absolu afin d'éviter la panique dans les fourmilières. Belo-kiu-kiuni, de son côté, pensa très vite à monter sa propre «police secrète», une cellule de travail formée à l'époque d'une cinquantaine de soldâtes. Leur mission: éliminer les témoins des phénomènes de boules roses ou de plaques noires afin d'éviter toute crise de folie panique dans la Cité. Seulement, un jour, il s'était passé quelque chose d'incroyable.
Une ouvrière d'une cité inconnue avait été capturée par ses guerrières au parfum de roche. Mère l'avait épargnée, tant ce qu'elle racontait était encore plus bizarre que tout ce qu'on avait jamais entendu. L'ouvrière prétendait avoir été kidnappée par des boules roses! Celles-ci l'avaient jetée dans une prison transparente, en compagnie de plusieurs centaines d'autres fourmis. On les y avait soumises à toutes sortes d'expériences. Le plus souvent, on les plaçait sous une cloche et elles recevaient des parfums très concentrés. Ce fut d'abord très douloureux, puis les parfums furent progressivement dilués, et les odeurs s'étaient alors transformées en mots! En fin de compte, par le truchement de ces parfums et de ces cloches, les boules roses leur avaient parlé, se présentant comme des animaux géants qui se baptisaient eux-mêmes «humains». Ils (ou elles?)