Machinalement, ils se dirigèrent tous vers la cuisine, et plus précisément vers la porte de la cave. La fente n'avait toujours pas été colmatée. Or elle était juste assez large pour laisser passer un animal de la taille de Ouarzazate.
— Il est là-dedans, je suis sûr qu'il est là-dedans! gémit Nicolas. Il faut aller le chercher.
Comme pour répondre à cette requête, on entendit des jappements saccadés montant de la cave. Ils semblaient quand même provenir de très loin. Tous s'approchèrent, de la porte taboue. Jonathan s'interposa.
— Papa a dit: on ne va pas à la cave!
— Mais chéri, dit Lucie, il faut bien aller le chercher. 1 est peut-être attaqué par des rats. Tu as dit qu'il y avait des rats…
Son visage se ferma.
— Tant pis pour le chien. On ira en acheter un autre demain.
Le gosse était sidéré.
— Mais Papa, ce n'est pas «un autre» que je veux. Ouarzazate c'est mon copain, tu ne peux pas le laisser crever comme ça.
— Qu'est-ce qu'il te prend? ajouta Lucie, laisse-moi y aller si tu as peur!
— Tu es peureux Papa, tu es un lâche? Johnathan ne se contenait plus, il marmonna un «C'est bon je vais jeter un coup d'oeil», et alla chercher une torche électrique. Il éclaira la fente. C'était noir, complètement noir, d'un noir qui absorbe tout. Il frissonna. Il brûlait de s'enfuir. Mais sa femme et son fils le poussaient vers cet abîme. Des pensées acides inondèrent sa tête. Sa phobie du noir prenait le dessus. Nicolas éclata en sanglots.
— Il est mort! Je suis sûr qu'il est mort! C'est ta faute.
— Il est peut-être blessé, tempéra Lucie, il faudrait aller voir.
Jonathan repensa au message d'Edmond. Le ton en était impératif. Mais comment faire? Un jour, forcément, l'un d'eux craquerait et irait voir. Il devait prendre le taureau par les cornes. Maintenant ou jamais. Il passa sa main sur son front mouillé. Non, ça ne se passerait pas comme ça. Il avait enfin l'occasion d'affronter ses peurs, de sauter le pas, de faire face au danger. Le noir voulait le gober? Tant mieux, il était prêt à aller au fond des choses. Il n'avait de toute façon plus rien à perdre.
— J'y vais!
Il alla chercher ses outils et fit sauter la serrure.
— Quoi qu'il arrive, ne bougez pas d'ici, surtout ne tentez pas de me rejoindre ou d'appeler la police. Attendez-moi!
— Tu parles d'une drôle de façon. Ce n'est qu'une cave après tout, une cave comme il y en a dans tous les immeubles.
— Je n'en suis pas si sûr…
Éclairé par l'ovale orange d'un soleil déclinant le 327e mâle, dernier survivant de la première expédition de chasse du printemps, court seul. Insupportablement seul.
Depuis longtemps ses pattes pataugent dans les flaques, la boue et les feuilles moisies. Le vent a séché toutes ses lèvres. La poussière a recouvert son corps d'un manteau d'ambre. Il ne sent plus ses muscles. Plusieurs de ses griffes sont cassées.
Mais à l'extrémité du rail olfactif sur lequel il est lancé, il distingue bientôt son objectif.
Parmi les monticules que sont les cité belokaniennes, une forme grandit à chacune de ses foulées, l'énorme pyramide de Bel-o-kan, la cité mère, phare odorant qui le magnétise et l'aspire.
327e parvient enfin au pied de l'imposante fourmilière, lève la tête. Sa ville a encore grandi. On a entamé la construction de la nouvelle couche protectrice du dôme. Le sommet de la montagne de branchettes taquine la lune.
Le jeune mâle cherche un instant, trouve au ras du sol une entrée encore béante, où il s'engouffre.
Il était temps. Toutes les ouvrières et les soldâtes travaillant à l'extérieur sont déjà revenues. Les gardes s'apprêtaient à boucher les issues afin de préserver la chaleur intérieure. D'ailleurs à peine a-t-il franchi le seuil que les maçonnes s'activent et que le trou se referme derrière lui. Presque dans un claquement.
Voilà, on ne voit plus rien du monde extérieur froid et barbare. Le 327e mâle est à nouveau plongé dans la civilisation. Il peut désormais se fondre dans la Meute apaisante. Il n'est plus seul, il est multiple. Les sentinelles s'approchent. Sous son film de poussières, elles ne l'ont pas reconnu. Il émet rapidement ses parfums d'identification, et les autres sont rassérénées.
Une ouvrière remarque ses odeurs de fatigue. Elle lui propose une trophallaxie, le rituel du don de son corps. Toute fourmi possède dans son abdomen une sorte de poche, en fait un estomac secondaire, qui ne digère pas aliments. Le jabot social. Elle peut y stocker de la nourriture, qui reste indéfiniment fraîche et intacte. Elle peut ensuite la régurgiter pour l'envoyer dans son estomac «normal digérant». Ou bien elle la recrache pour l'offrir à une congénère. Les gestes sont toujours les mêmes. La fourmi offreuse accoste l'objet de son désir de trophallaxie en lui tapotant le crâne. Si celle qui est ainsi pressentie accepte, elle abaisse les antennes. Si elle les dresse bien haut, c'est en signe de refus, elle n'a vraiment pas faim.
Le 327e mâle n'hésite pas. Ses réserves énergétiques sont tellement faibles qu'il est sur le point de tomber en catalepsie. Ils s'emboîtent bouche contre bouche, La nourriture remonte. L'offreuse régurgite d'abord de la salive, puis du miellat et une bouillie de céréales. C'est bon et très reconstituant.
Le don prend fin, le mâle se dégage aussitôt. Tout lui revient. Les morts. L'embuscade. Pas un instant à perdre. Il lève ses antennes et pulvérise l'information en fines gouttelettes alentour.
Alerte. C'est la guerre. Les naines ont détruit notre première expédition. Elles ont une arme nouvelle aux effets destructeurs.
Branle-bas de combat. La guerre est déclarée.
La sentinelle se dégage. Ces odeurs d'alerte lui agacent le cerveau. Déjà un attroupement se crée autour du 327e mâle.
— Qu'est-ce qu'il y a?
— Qu'est-ce qu'il se passe?
— Il dit que la guerre est déclarée.
— A-t-il des preuves?
Des fourmis accourent de partout.
— Il parle d'une arme nouvelle et d'une expédition décimée.
— C'est grave.
— A-t-il des preuves?
Le mâle se trouve maintenant au centre d'un caillot de fourmis.
— Alerte, alerte, la guerre est déclarée, branle-bas de combat!
— A-t-il des preuves?
Cette phrase odorante est reprise par tous. Non, il n'a pas de preuves. Il était tellement choqué qu'il n'a pas pensé à en ramener. Mouvements d'antennes. Les têtes remuent, dubitatives.
— Où cela s'est-il passé?
— A l'ouest de La-chola-kan, entre le nouveau point de chasse trouvé par les éclaireurs et nos cités. Une zone où patrouillent souvent les naines.
— C'est impossible, nos espionnes sont rentrées. Elles sont formelles: les naines ne sont pas encore réveillées!
C'est une antenne anonyme qui vient d'émettre cette phéromone phrase. La foule se disperse. On la croit, elle. On ne le croit pas, lui. Il a certes des accents de vérité, mais son récit est si peu vraisemblable. Les guerres de printemps ne commencent jamais si tôt. Les naines seraient folles d'attaquer alors qu'elles ne sont même pas toutes réveillées. Chacun reprend sa tâche sans tenir compte de l'information transmise par le 327e mâle.
L'unique survivant de la première expédition de chasse est abasourdi. Ces morts, bon sang, il ne les a pas inventés! Ils finiront bien par s'apercevoir que l'effectif n'est pas au complet dans une caste.
Ses antennes retombent bêtement sur son front. Il éprouve le sentiment dégradant que son existence ne sert plus à rien. Comme s'il ne vivait plus pour les autres, mais rien que pour lui-même.
Il frissonne d'horreur à cette pensée. Se jette en avant, court fébrilement, ameute et prend les ouvrières à témoin. On hésite même à s'arrêter quand il égrène la formule consacrée:
— Explorateur j'ai été la patte Sur place j'ai été l'œil De retour je suis le stimulus nerveux.
Tout le monde s'en fout. On l'écoute sans lui prêter attention. Puis on repart sans s'affoler. Qu'il cesse donc de stimuler!