Gérard de Villiers
Les fous de Baalbek
Chapitre premier
John Guillermin essaya de franchir d’un bond une immense mare coupant largement la chaussée de l’avenue de Paris, mais il glissa et retomba dedans, sous l’œil ironique d’un Marine joufflu enroulé dans une parka verte. Celui-ci, en faction devant un blockhaus de béton et de sacs de sable érigé en plein milieu de l’avenue protégeant l’immeuble ocre vieillot qui abritait provisoirement une partie des services de l’ambassade américaine, mâchonnait un bubble-gum rose.
En des jours meilleurs, cette corniche dominant la mer était souvent comparée à la promenade des Anglais de Nice. Aujourd’hui, déserte, sous les rafales violentes qui soufflaient d’une Méditerranée grisâtre, avec ses palmiers déchiquetés, décapités par les bombardements, les blockhaus verdâtres tous les cent mètres, les chevaux de frise en travers de la chaussée, les rails anti-chars formant à chaque extrémité des chicanes en principe infranchissables, les plaies béantes dans les immeubles, causées par les obus israéliens, elle évoquait plus un champ de bataille qu’un lieu de détente.
Impression renforcée par l’absence de véhicules et les rares piétons. Depuis l’attentat qui avait transformé l’ambassade américaine située à la limite est de l’avenue de Paris en millefeuille de béton, toute circulation automobile était interdite du Bain Jamal, petite plage en face de l’ambassade détruite, jusqu’à l’hôtel Riviera, un kilomètre plus loin.
Les véhicules blindés américains embossés le long des immeubles, les sentinelles casquées, engoncées dans des gilets pare-balles, tapies derrière leurs M16, guettant d’une oreille inquiète les explosions lointaines de l’artillerie druze pilonnant les quartiers chrétiens, à l’est, ajoutaient encore à la tension. La fière avenue de Paris était devenue un no man’s land sinistre où seuls quelques piétons se risquaient, afin d’éviter le détour par l’université américaine.
Aussi la mésaventure de John Guillermin n’eut-elle d’autre témoin que le Marine qui en fit éclater son bubble-gum de joie. Avec son imper bleu trop long, ses boots de caoutchouc et son regard noyé derrière de grosses lunettes d’écaille, l’Américain avait une allure plutôt godiche.
Il secoua ses pieds trempés et gagna le trottoir dominant le bord de mer. De courtes vagues venaient se briser sur les rochers en contrebas de la promenade. À perte de vue, ce n’était que barbelés et blockhaus. La rumeur de Beyrouth Ouest qui continuait à vivre malgré les bombardements et les roquettes était couverte par le grondement de la mer. John Guillermin serra les pans de son imperméable contre lui et se retourna, le dos à la mer. Son visage chevalin était imprégné de tristesse et ses cheveux gris ondulés, décoiffés par le vent, lui donnaient l’air d’un poète.
À part lui et les soldats, la promenade était absolument déserte : celui qu’il attendait était en retard. Peut-être ne viendrait-il même pas … John Guillermin y était résigné. Ce n’était pas un foudre de guerre. Seulement la voiture piégée du 18 avril qui avait détruit l’ambassade US avait décapité du même coup la CIA de Beyrouth, y compris le Deputy Director du Middle East Desk, venu de Langley.
Depuis, la Company avait raclé ses fonds de tiroir, propulsant même ses analystes à la recherche du renseignement. C’est ainsi que John Guillermin était passé de la rédaction des synthèses au métier beaucoup plus délicat de « traitant » …
Appuyé à la rambarde, l’Américain regarda, pour se donner du courage, le drapeau qui claquait dans la bourrasque, au-dessus de l’immeuble décrépi où se trouvait la « Company ». Depuis le 18 avril, les services de l’ambassade s’étaient répartis entre cet immeuble, celle de Grande-Bretagne, et la résidence de l’ambassadeur, à Baabda, qui abritait aussi le chiffre.
À gauche, un véhicule blindé Bradley était embusqué, prêt à intervenir. Un peu plus loin, vers l’ouest, la majestueuse ambassade de Grande-Bretagne, retranchée derrière une rangée d’énormes cubes de béton, était recouverte d’une immense « moustiquaire » descendant du cinquième étage au sol : un filet anti-grenades.
Une voiture se présenta à la chicane est, fut autorisée à passer et s’approcha lentement. Le Marine sortit de son blockhaus, M16 braqué et commença une inspection du coffre, du moteur et du laissez-passer. Il avait affaire à un officier de l’armée libanaise.
John Guillermin tâta dans la poche de son imper le Colt 45 qui l’alourdissait. Les gens de la « Company » avaient pour consigne d’être toujours armés et de se déplacer le moins possible dans Beyrouth. C’était une des raisons pour lesquelles il avait donné rendez-vous à son informateur dans cette zone hyperprotégée. L’Américain fit quelques pas, frigorifié. Vivement qu’il retrouve son bureau bien chauffé … Le poids du 45 tirait son imper du côté droit, lui donnant un air bizarre. Il frissonna. Quel pays ! Même les Israéliens en avaient eu assez. Il se retourna, scrutant le large et reçut en plein visage une bouffée d’air glacial qui lui fit monter les larmes aux yeux. Les navires de la VIe Flotte croisant en face de Beyrouth étaient noyés dans la brume. Invisibles. De temps en temps, les obus de 420 du croiseur New Jersey transformaient en parking un village druze, puis le calme retombait.
Une silhouette apparut enfin, venant du Bain Jamal. Un homme qui marchait rapidement, nu-tête, les mains enfoncées dans les poches de son blouson. John Guillermin plissa les yeux derrière ses lunettes. Pour lui, tous les Arabes se ressemblaient. Quand l’arrivant ne fut plus qu’à une dizaine de mètres, son attention se relâcha. Ce n’était pas son informateur. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Encore cinq minutes et il rentrait.
L’homme arriva à sa hauteur, un jeune Arabe aux cheveux frisés.
D’un geste très naturel, il sortit la main droite de son blouson. Elle était prolongée par un pistolet automatique, muni d’un gros silencieux cylindrique noir. Sans hésiter, l’homme leva le bras et, presque à bout touchant, tira une première balle dans la nuque de John Guillermin.
L’Américain baissa la tête sous le choc, tournoya sur lui-même. Aussi la seconde balle pénétra-t-elle dans son oreille droite, traversant le crâne de part en part. Foudroyé, John Guillermin mit un genou en terre, puis s’effondra sur le côté. Le faible bruit des détonations avait été emporté par le vent et la sentinelle, absorbée par l’inspection de la voiture, n’avait rien entendu.
Le tueur rentra son arme dans son blouson et s’agenouilla près de John Guillermin, le fouillant rapidement et jetant ce qu’il trouvait sur le pavé au fur et à mesure. Jusqu’à un mince carnet noir qu’il entrouvrit, referma aussitôt et empocha. Il se redressa juste au moment où la sentinelle se retournait.
Le regard du Marine alla du tueur au corps étendu. Les quelques secondes qu’il lui fallut pour réaliser le drame suffirent au meurtrier pour filer en direction de l’hôtel Riviera, protégé par les énormes cubes de béton parsemant la chaussée. Le Marine épaula son M16 et lâcha une rafale en direction du fuyard.
Coudes au corps, le jeune Arabe détalait. Il fit un brusque écart, évitant les projectiles et redoubla de vitesse.
Le crépitement du M16 fit l’effet d’une baguette magique sur le palais de la Belle au Bois dormant. Les sentinelles jaillirent de derrière leurs sacs de sable, sur toute la longueur du périmètre protégé, prêtes à tirer, ignorant ce qui se passait. À ce moment, le tueur eut une idée de génie : il cessa de courir et se mit à marcher lentement, le long du bord de mer. De cette façon, il n’attirait pas l’attention des sentinelles en éveil : aucune ne l’avait vu tirer sur John Guillermin.