Elle lui tendit sa main à baiser. Malko descendit et elle démarra en trombe.
Malko était déjà à demi assoupi lorsque le téléphone sonna dans sa chambre.
— Vous dormiez ? demanda la voix de Jocelyn.
— Presque, fit Malko surpris, et vous ?
— Non, fit-elle. Je me caressais. En pensant à vous.
Clac, elle avait raccroché.
Un soleil radieux brillait enfin sur Beyrouth. Malko, du fond de l’Oldsmobile, la tête lourde, regardait défiler les boutiques de la rue Hamra. Il avait vidé une bouteille de Contrex durant la nuit pour atténuer la brûlure de la vodka. Premier job, contacter le mystérieux colonel Jack.
Ensuite, il irait voir la chiite recrutée par Robert Carver.
Il avait mal dormi, obsédé par la soirée décadente de Serge, et l’exhibition de Mona. Quelle frustration …
Hamra grouillait d’animation. Il n’y avait à Beyrouth Ouest ni voitures piégées ni bombardements. Juste quelques actions ponctuelles de miliciens chiites tirant de temps à autre une roquette contre un objectif militaire. Malko aperçut cependant un magasin éventré.
— Il y a eu une bombe ici ? remarqua-t-il.
Mahmoud eut un sourire malin.
— C’était un magasin chrétien. C’est le racket pour le faire partir et racheter à bas prix … Ça passe dans le terrorisme …
Même dans Beyrouth en guerre, le commerce ne perdait pas ses droits. Malko se souvint qu’un Libanais lui avait confié dans un moment de sincérité que la principale cause de meurtre au Liban étaient les commissions non-payées … On pouvait estourbir toute une famille pour des raisons politiques, cela se rachetait, mais une commission étouffée déclenchait une vendetta sur plusieurs générations … Il descendit.
— Attendez-moi ici, dit-il à son chauffeur.
Il partit à pied, remontant la rue Hamra, longeant les magasins de luxe. Des élégantes flânaient devant les vitrines, l’œil charbonneux et humide.
Il y avait presque autant de commerces à même le trottoir. Des coffres de voitures grand ouverts servaient d’étals à des marchands de chaussures, de lingerie ou de bonneterie …
Malko prit la précaution d’entrer dans plusieurs bijouteries vendant toutes la même camelote à quatorze carats.
La petite boutique du colonel Jack ne payait pas de mine, serrée entre un magasin de tissus et un restaurant. Le rideau était encore baissé cachant la vitrine. À côté, un changeur surgi d’une échoppe grande comme un placard à balais, le raccola avec des trémolos dans la voix :
— Change, dollars … forty-five to-day …
À côté, un peu plus loin, un cuisinier imperturbable débitait son chawarma, à toute vitesse, roulant ensuite les lamelles de viande de mouton dans des galettes aussitôt arrachées par une foule d’affamés. Le hamburger local – Moins cher et meilleur.
Une jeep passa, bourrée de soldats casqués, engoncés dans des gilets pare-balles, le doigt sur la détente de leurs mitrailleuses lourdes. Visiblement pas à l’aise. En tendant l’oreille, on entendait le grondement de la canonnade dans le sud de la ville.
Un homme était en train de remonter le rideau de la bijouterie.
Quand Malko s’approcha il leva sur lui un regard perçant de rat inquiet. Un homme corpulent, aux cheveux blancs frisés, le nez écrasé, le teint bistre, pouvant très bien passer pour un Arabe. Une grosse gourmette en or entourait son poignet gauche. Malko lui adressa un sourire engageant :
— Vous êtes ouvert ?
— Dans une seconde, fit le bijoutier.
Malko entra. Une jeune employée, probablement libanaise, époussetait les comptoirs. Le bijoutier rentra et elle disparut dans l’arrière-boutique. Il s’essuya les mains et demanda :
— Que cherchez-vous exactement ? Nous avons de très belles chevalières en quatorze carats. Pas chères.
— Je cherche le colonel Jack, dit Malko. Je viens de la part de Robert Carver.
Le bijoutier ne broncha pas. Juste un sourire à peine esquissé.
— Allons prendre un café, proposa-t-il. Mais d’abord laissez-moi sortir ma poubelle. Par chance, en ce moment la voirie fonctionne. À Beyrouth, c’est un miracle …
Il disparut dans l’arrière-boutique, et revint portant à deux mains une grosse poubelle verte en plastique. Il sortit et l’amena au bord du trottoir. À ce moment une Mercedes arriva à la hauteur de la bijouterie et ralentit. Le colonel Jack lui tournait le dos. Figé d’horreur, Malko vit apparaître par la glace baissée, un bras prolongé par un pistolet équipé d’un silencieux. Un coup de klaxon couvrit le bruit de la première détonation. Le colonel Jack lâcha brusquement sa poubelle et se redressa avec une grimace de douleur, comme pris d’un lumbago subit. L’oreille exercée de Malko perçut dans le brouhaha de la circulation plusieurs « ploufs » étouffés.
L’Israélien tituba, les bras écartés, puis tomba en avant, la tête dans la poubelle pleine. Malko bondit hors de la bijouterie, juste à temps pour apercevoir le visage du tueur : un jeune Arabe aux cheveux frisés, à l’arrière de la voiture, une Mercedes verte.
Chapitre V
Déjà, la voiture repartait dans un hurlement de pneus. Personne ne semblait avoir encore remarqué le meurtre dans la rue Hamra. D’un coup d’œil, Malko aperçut le dos de l’Israélien couvert de sang. Atteint de cinq ou six projectiles. Il lui releva la tête, vit les yeux fixes. La Mercedes du tueur dut ralentir, cent mètres plus loin, à cause d’un embouteillage. Malko partit en courant, à la recherche de sa voiture, bousculant les passants indifférents. Pour se heurter presque à Mahmoud.
— M. Malko, je suis là ! fit le Libanais.
Il avait eu la bonne idée de rapprocher sa voiture. Malko plongea dans l’automobile.
— Vite, suivez la Mercedes verte, là-bas !
Mahmoud démarra, passant devant la boutique du bijoutier. Quelques badauds étaient déjà attroupés devant le corps. La Mercedes tourna à gauche dans la rue Antoine Gemayel. Mahmoud l’imita. Il n’y avait plus que deux véhicules entre eux. Ils roulaient au pas, dans un concert de klaxons. La pluie se remit à tomber brutalement. Malko distinguait le numéro de la Mercedes du tueur. Il le nota, se demandant comment intervenir. Il aurait fallu tomber sur un poste de l’armée libanaise. Et encore.
La circulation se débloqua et les voitures accélérèrent.
La Mercedes filait vers le sud. Mahmoud se retourna :
— Pourquoi vous la suivez ?
— Un de ses occupants vient d’abattre quelqu’un, dit Malko.
Le Libanais changea de couleur.
— Jésus-Christ ! murmura-t-il. Qu’est-ce que vous voulez faire ?
— Voir où ils vont, dit Malko.
Cette sagesse sembla rassurer Mahmoud. Il n’ouvrit plus la bouche. Un peu plus tard, ils passèrent devant l’hôtel Bristol puis redescendirent vers la rue de Verdun, filant vers l’est. De nouveau, ce furent les embouteillages. Devant eux, la Mercedes ne semblait même pas se presser ! Malko n’en revenait pas, de cette audace. Ils croisèrent des soldats, des blindés, mais le temps de s’expliquer, les assassins seraient loin. Malko remâchait son amertume. La gaffe de John Guillermin venait d’avoir des conséquences tragiques.
L’Américain avait noté sur son carnet le nom du colonel Jack. Il était trop tard pour lui adresser des reproches …
Ils longeaient la Résidence des Pins et s’engagèrent, à la suite de la Mercedes, dans la rue Omar Beyhum.
L’environnement était de plus en plus apocalyptique, entre les pins réduits à l’état d’allumettes, les blindés à chaque carrefour, les grands immeubles détruits, les tas de gravats. La place Omar Beyhum était hérissée de sacs de sable. La Mercedes verte tourna et s’engagea à gauche dans une voie boueuse serpentant entre des petites maisons basses.