À mi-palier, il y avait une sorte de caverne d’Ali Baba avec des entassements de tapis, des tissus, des nappes. Une vieille femme en tripotait une, guidée par une vendeuse. Celle-ci se retourna, entendant du bruit. Malko vit un ravissant visage encadré de cheveux courts, avec de grands yeux de biche perverse en amande, une petite bouche épaisse et un regard accrocheur qui l’analysa en une fraction de seconde.
Un sourire chaleureux découvrit une petite incisive cassée, les yeux de biche décochèrent une œillade à embraser un vieux tas de cendres et la voix douce lança avec une intonation langoureuse :
— Je suis à vous tout de suite …Derrière la formule banale, il y avait plus que de la politesse commerciale. Neyla séduisait comme d’autres respirent. Malko suivit du regard son déhanchement encore maladroit mais prometteur. Elle portait un pull recouvert d’un châle et un pantalon bouffant. C’est tout juste si elle n’arracha pas la nappe des doigts de la cliente potentielle … Trois minutes plus tard, elle se campait devant Malko, enroulant ses épaules dans son châle d’un geste gracieux.
— Que cherchez-vous, monsieur ?
— Vous, dit Malko, je suis un ami de Robert Carver.
Une lueur effrayée passa dans son regard et elle murmura :
— Il ne faut pas venir ici.
— Où alors ?
Une femme apparut, majestueuse, l’air digne, drapée dans une robe noire. Elle sourit à Malko :
— Je peux vous aider ? Neyla ne connaît pas tout.
— Elle a l’air de se débrouiller très bien, affirma Malko en souriant à son tour.
La femme remonta les escaliers et Neyla chuchota aussitôt :
— Je sors dans une heure. Devant le cinéma Jeanne d’Arc, rue Sidani. Maintenant, partez.
La trépidation des groupes électrogènes secouait le trottoir comme un marteau-piqueur. Adossé à la vitrine du cinéma Jeanne d’Arc, Malko examinait les passants. Une heure et demie, et pas de Neyla ! Apparemment, la série noire continuait. Devant lui stationnait une longue limousine décorée de rubans blancs et de gerbes d’œillets : un mariage. La mariée apparut, avec sa traîne, sortant d’un immeuble dont il manquait la moitié de la façade …Son regard revint à la rue. Il avait profité de son répit pour récupérer le 357 Magnum au Commodore. Le meurtre du colonel Jack était un avertissement assez précis. La main dans la poche de son trench-coat, il dévisageait chaque passant, examinant chaque voiture. Il sursauta quand une voix fraîche et essoufflée fit derrière lui :
— Pardonnez-moi, je suis en retard.
Neyla était métamorphosée. Le pantalon bouffant avait laissé la place à une jupe de cuir noir dont on voyait la souplesse à l’œil nu, soulignant des hanches en amphore et s’arrêtant très haut sur les cuisses bien galbées. Sous la veste, de cuir également, un chemisier de soie moulait une lourde poitrine qui bougeait librement. Le maquillage sortait tout droit de Vogue.
— Vous êtes superbe ! commenta Malko, sincèrement admiratif.
Neyla rougit comme une écolière et prit familièrement son bras.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Je dois aller à l’université et avant passer dans une boutique.
Il se demanda ce qui lui restait encore à apprendre de la vie.
Comme beaucoup de Libanais, elle parlait un français un peu ampoulé, guindé. Ils remontèrent à pied jusqu’à la rue Hamra et elle poussa la porte d’une boutique de mode : Vanessa. Neyla se mit à discuter en arabe devant un sac de cuir noir, pour finalement sortir un billet de cinquante livres libanaises.
— Que faites-vous ? demanda Malko.
— Je donne des arrhes …
Il prit le sac et le posa sur la caisse avec un sourire.
— Ce sera mon cadeau de bienvenue …
— Vous êtes fou, il ne faut pas, protesta mollement Neyla.
Protestation purement symbolique. À peine le sac payé, elle transvasa ses affaires dedans et mit le vieux dans un paquet.
Quand ils ressortirent de la boutique, elle se pendit au cou de Malko et l’embrassa spontanément.
— Ce que vous êtes gentil !
Neyla savait y faire. Si elle était aussi bonne espionne que bonne femelle … Elle soupira : Mon Dieu, je n’ai plus beaucoup de temps !
— Vous ne voulez pas déjeuner ?
Elle lui adressa un sourire provocant :
— Je ne déjeune jamais. La ligne. Mais nous pouvons prendre un verre au Bristol. Ils ont de bons cocktails.
Ils trouvèrent facilement un taxi. Le bar du Bristol, tout en boiserie, était aussi calme que sinistre. Neyla commanda un Bloody-Mary et se mit à aspirer des pistaches et des amandes à une vitesse impressionnante. Ce n’était pas la peine de ne pas déjeuner. Malko l’examinait, intrigué. Neyla était chiite, comme les Iraniens. Une religion plutôt stricte. Or, la jeune vendeuse semblait se moquer des règles islamiques comme de son premier ayatollah. Tout en elle respirait l’Occident : le maquillage, les vêtements et la façon brûlante dont elle regardait les hommes. Elle avala un second Bloody-Mary.
— Vous habitez dans la banlieue sud ? demanda Malko.
Neyla secoua la tête.
— Oh non, j’habite pas loin d’ici, rue Clémenceau, avec ma famille. Toute seule je ne pourrais pas, les loyers sont trop chers.
— Ils vous laissent sortir ?
— Nous sommes très libres, dit-elle évasivement. Je fais des études en plus de mon travail. Je viens du sud, de Sidon, là-bas, c’est différent.
— Qu’est-ce que vous pensez des Iraniens ?
Elle pouffa :
— Ce sont des fous ! Des fous dangereux. Ils veulent que toutes les femmes portent le tchador, même les petites filles. Qu’on n’aille pas à la plage, des choses comme ça, qu’on ne danse pas. Jamais je ne pourrais vivre comme ça. Il y a plein d’agitateurs à Baalbek, dans la banlieue sud et même ici, à Beyrouth Ouest.
— J’aurais voulu bavarder avec vous plus longtemps, dit Malko. Êtes-vous libre pour dîner ?
— Il y a le couvre-feu.
— J’ai un laissez-passer.
Elle lui jeta un regard intrigué.
— Ainsi, vous travaillez pour M. Carver ?
— C’est un peu cela, dit Malko. Je suis sûre que vous pouvez m’aider. Je suis au Commodore.
— Très bien, dit-elle, je serai là à sept heures et demie. Maintenant, je file à l’université.
L’alcool avait rosi ses joues et elle avait encore plus de charme. De nouveau, elle l’embrassa en le quittant, appuyant cette fois ses lèvres sur les siennes un peu plus longtemps. Comme pour lui donner un avant-goût de ce qui l’attendait. Avant de monter dans son taxi, elle se retourna et lui adressa encore une œillade brûlante.
Il n’avait plus qu’à rentrer à pied au Commodore. Et à attendre que le mystérieux « Johnny » donne signe de vie. C’était, avec Neyla, pratiquement son seul fil conducteur, tout le reste étant « infecté », comme disait Robert Carver.
La nuit venait de tomber. Malko n’en pouvait plus d’attendre. Pour tromper le temps, il avait fait un tour avec Mahmoud dans le quartier des souks. Il acheta à la librairie du hall la dernière édition de l’Orient-Le Jour. Tout de suite un titre lui sauta aux yeux.