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— Notre camarade Jack était à Beyrouth depuis trois ans. Personne n’était arrivé à le repérer. Vous arrivez, vous allez le voir et hop … Il est liquidé.

Malko se retourna.

— Vous savez qui l’a tué ?

L’Israélien haussa les épaules.

— Qui ? Quelle importance ? Un petit voyou d’Amal à qui on a donné un pistolet avec un silencieux et mille livres libanaises. Deux cents pistolets sont entrés dans les quartiers sud, ces dernières semaines. Dans le coffre de la voiture d’un député pro-communiste. Vous savez ça ?

— Non, avoua Malko. Mais vous ne m’avez pas répondu …

Le gros se planta devant lui, le visage levé.

— Pas encore. Jusqu’à une période récente personne en dehors de nous ne savait qui était Jack. Les Américains nous ont cassé les pieds pour qu’on les branche sur lui. Tel-Aviv nous a donné l’ordre de céder. Maintenant, il est mort. Parce que vous êtes en contact avec des gens infectés … Comme Nazem Abdelhamid. Ses gens vous ont suivi. Ils devaient avoir quelques doutes. Ça a suffi. Un ou deux recoupements et hop … On perd un camarade.

Malko secoua la tête.

— Il y a un trou dans votre histoire. Je n’ai jamais rencontré ce Nazem Abdelhamid.

Le gros fronça ses énormes sourcils.

— Jamais ?

— Jamais.

Silence pesant. Cela gênait visiblement l’Israélien de le traiter de menteur. Il frotta son menton, pensif, et continua brusquement en allemand, avec un accent yiddish prononcé, mais d’une voix beaucoup plus amicale :

— Vous le rencontrerez … Parce que nous savons que votre maison a des contacts avec lui. Ils croient qu’il est de leur côté.

— Pourquoi m’avoir enlevé de cette façon ?

— Quand on l’a fait, on ne vous avait pas encore criblé. Maintenant nous savons qui vous êtes. Nous vous respectons. Mais la perte de Jack est un coup très dur. Il connaissait Beyrouth Ouest comme sa poche. Et puis, c’était un merveilleux ami. Je vous crois, mais il faut nous aider à retrouver ses assassins.

— Avec plaisir, dit Malko, mais comment ?

Il hésitait à parler de la filature qui l’avait mené à Chiyah.

— Nous connaissons l’équipe de Nazem Abdelhamid. Ils ont monté le coup de l’ambassade et les deux explosions du 23 octobre. Ce sont les meilleurs techniciens. Sans eux, il n’y a plus de terrorisme possible.

Troublé, Malko revit sa conversation avec Robert Carver. Il ne put s’empêcher de remarquer :

— La « Company » semble croire le contraire. Sinon, ils auraient cherché à l’éliminer aussi …

L’Israélien haussa les épaules avec une expression apitoyée :

— Ils n’y connaissent rien. Comme en Iran, en Égypte, au Vietnam. Ce type parle bien anglais, alors ils pensent que c’est leur copain. Il leur balance quelques tuyaux minables pour les appâter. En réalité, il prépare son coup. Un gros coup contre les Américains.

Les trois hommes tournaient autour de lui, se relayant, l’intoxiquant, gentils, persuasifs, fumant, offrant des cigarettes, sautant sur une digression, revenant au sujet. Finalement le gros porta l’estoc, ses yeux noirs plongés dans les yeux dorés de Malko.

— Il faut nous aider à trouver Nazem Abdelhamid. Nous avons les moyens de le mettre hors d’état de nuire. Nous le kidnapperons et l’emmènerons en Israël. Il parlera. Et vous aurez réussi votre mission. Maintenant, Rachel va vous ramener à votre hôtel. Appelez-moi.

Il lui tendit un morceau de papier que Malko prit machinalement. On lui fit prendre un escalier et ils débouchèrent dans un petit jardin. Rachel était déjà au volant d’une station wagon. Tout sourires. Ils descendirent une mauvaise route en lacets qui débouchait à Antelias, sur la route côtière Beyrouth-Jounieh. La jeune femme semblait beaucoup moins énervée.

— Il faut me pardonner, dit-elle soudain. Je suis très émotive. Jack était un vieil ami. Nous avons été un peu brutaux, mais nous sommes en guerre.

La circulation sur la route du bord de mer était intense. Beaucoup de camions. C’est là, paradoxalement, qu’on sentait le moins la guerre, malgré les obus qui tombaient de temps en temps. C’était la zone chrétienne aisée. Rachel semblait s’alanguir ; plus ils approchaient du centre de Beyrouth, plus elle se détendait, entretenant une conversation légère. Quand ils atteignirent la rue Hamra, Malko avait l’impression qu’ils venaient de coucher ensemble. La jeune femme stoppa assez loin de l’hôtel Commodore, expliquant :

— Je ne vais pas plus loin, c’est dangereux.

Spontanément, elle l’embrassa sur la joue et Malko descendit. Elle eut encore le temps de lui adresser un petit signe joyeux, avant que la station wagon ne disparaisse au coin de Hamra. Beau travail d’intox. Il était sûr de pouvoir la mettre dans son lit. Pour les Israéliens, « Johnny » valait bien une petite prime. Il hâta le pas. Il était à peu près certain que la perte du petit carnet noir de John Guillermin avait causé la mort du colonel Jack. Mais ce que les Israéliens pensaient de « Johnny » et le rôle qu’ils lui attribuaient le troublait. Il avait hâte d’obtenir des éclaircissements.

* * *

— Ils sont dingues ces Schlomos ! explosa Robert Carver. Dès qu’on parle de Palestiniens, ils voient rouge. Il ne faudrait pas me prendre pour un con …

— Loin de moi cette pensée … affirma Malko.

Le chef de poste de la CIA en bavait d’indignation. Le « kidnapping » de Malko l’avait outragé. Son bureau avec ses épais rideaux verts et ses sacs de sable respirait décidément la sinistrose. Ce n’était pas le M16 posé sur la table basse qui détendait l’atmosphère.

— « Johnny » est un Palestinien modéré, expliqua l’Américain, la race que détestent les Israéliens et les Syriens. Il a tout le monde au cul. La « Company » aide un peu ses copains, à Tunis et en Europe et lui nous renvoie l’ascenseur.

— Vous êtes donc certain qu’il n’est pour rien dans la mort du colonel Jack ?

Robert Carver s’empourpra.

— Vous savez foutre bien que ce pauvre John – Dieu ait son âme – a déconné. Je vous remercie de l’avoir couvert. Les Schlomos auraient été trop contents de nous traiter d’incapables.

— Oui, mais c’est « Johnny » qui porte le chapeau …

— Ils lui collent tout sur le dos, anyway …

— Encore une chance que John Guillermin n’ait pas eu les coordonnées de votre ami « Johnny ».

L’Américain gloussa avec tristesse.

— Il ne risquait pas. « Johnny » est un vrai professionnel. Je n’ai jamais su où il se terrait. Il ne donne jamais deux rendez-vous au même endroit.

— Le nom des deux femmes qui avaient vu la Volvo, les Masboungi, n’était pas sur le carnet de John, remarqua Malko. Vous avez vu ce qui leur est arrivé ?

— Parlez-en à cette folle de Jocelyn Sabet ! C’est une preuve de plus que beaucoup d’officiers libanais, même dans le B2 sont en contact avec nos adversaires. Le pire : nous débouchons sur le vide. La Sûreté n’interrogera même pas Karim Zaher. Il est protégé par l’immunité parlementaire. Dans un pays où les dernières élections remontent à douze ans …

— Et Neyla ?

— Vous l’avez vue ?

— Oui.

L’œil de l’Américain s’humidifia.