— Chez moi, à l’ouest, on ne craint rien, affirma-t-elle.
Sans qu’elle lui ait demandé son avis, ils se retrouvèrent dans un appartement cossu, aux murs couverts de tableaux modernes, de profonds canapés. Jocelyn semblait y vivre seule. Elle apporta une vodka à Malko, mit un disque de musique classique et allongea ses jambes sur la table basse. La vague d’érotisme qui les avait jetés l’un vers l’autre à leur première rencontre semblait retombée. À moins que le fantôme de Mona n’inhibe Jocelyn Sabet. Celle-ci se versa un dernier verre de Gaston de Lagrange qu’elle mit à réchauffer entre ses doigts fins. Malko était trop fatigué pour vraiment lui faire des avances. Ils demeurèrent silencieux un long moment, dérangés seulement par la sonnerie du téléphone.
Jocelyn répondit, puis raccrocha quelques instants plus tard, l’air bouleversé.
— Vous vous souvenez, du couple avec la grosse femme en noir ? Ils sont morts. Ils ont reçu une fusée Grad sur leur voiture, en rentrant. C’est terrible.
Il n’y avait rien à dire. C’était Beyrouth. Malko pensa de nouveau à Baalbek. Il fallait coûte que coûte organiser son expédition. Jocelyn alluma une cigarette, les yeux brillants de larmes. Sa main tremblait.
— Pourquoi ne quittez-vous pas Beyrouth ? demanda Malko.
Elle secoua la tête, trop émue pour répondre, puis lâcha d’une voix étranglée :
— Je ne veux pas devenir une Arménienne. C’est mon pays. Je suis une Arabe.
— Mais les Arabes veulent vous tuer …
— Nous survivrons, dit-elle, les chrétiens ont toujours survécu.
Malko ne répondit pas ; il imaginait ce corps délicat, déchiqueté par une bombe, ou écartelé par une baïonnette. Tout le monde se massacrait allègrement, au Liban. Jocelyn écrasa sa cigarette.
— Je vais vous raccompagner.
Neyla avait la prunelle plus ravageuse que jamais. Malko ne lui demanda pas ce qu’elle avait fait de sa nuit. La jeune chiite avait des valises sous les yeux et les lèvres encore gonflées. Comme si le plaisir n’arrivait pas à la quitter. Elle jeta un coup d’œil à la boutique d’où elle venait de sortir, après avoir pris rendez-vous au téléphone avec Malko, et soupira :
— J’en ai assez de passer huit heures par jour là-dedans pour mille deux cents livres par mois …
Familièrement, elle prit le bras de Malko et annonça :
— J’ai faim. Tu connais le Beyrouth Cellar ? Nous avons le temps, je ne vais pas à l’université aujourd’hui.
Il ne connaissait pas. Ils prirent un taxi, bien que le Cellar soit assez proche. Malko se demandait si les Israéliens le surveillaient. Dans cette ville fourmillant de barbouzes de tous poils, c’était impossible de savoir qui travaillait pour qui. En tout cas, Neyla semblait parfaitement détendue. Plusieurs voitures immatriculées CD 105 – le numéro de l’ambassade US – stationnaient devant le Beyrouth Cellar, sorte de brasserie où une faune bruyante déjeunait au coude à coude. Malko la laissa commander un steak et du vin rouge avant d’attaquer :
— Tu es allée à Bordj El Brajneh ?
Neyla baissa les yeux, et rougit un peu.
— Oui. J’ai passé la nuit là-bas.
— Avec ton ami ? Celui d’Amal.
— Oui.
Malko retint les questions qu’il avait sur les lèvres.
Neyla semblait gênée. Elle but une grande rasade de vin rouge, comme pour se donner du courage, puis sourit à Malko :
— J’aime bien ici …
Bien que musulmane, elle semblait parfaitement à l’aise dans cet environnement chrétien. Au moins aussi provocante que les plus salopes des maronites, avec ses grands yeux de biche vicieuse.
Devant l’interrogation muette de Malko, elle se pencha et murmura par-dessus la table :
— Ils préparent quelque chose. Ils ont volé une benne à ordures …
Chapitre IX
Malko avait déjà vu les grandes bennes jaunes qui parcouraient parfois Beyrouth, escortées par l’armée. Bourré d’hexogène, un véhicule de ce type, pouvait constituer une arme terrifiante, dont on ne se méfiait pas. Le brouhaha du restaurant couvrait leur conversation.
— C’est ton ami qui …
— Oui, reconnut Neyla. C’est un fanatique. Il hait les Israéliens et, encore plus, les Américains. À seize ans, il appartenait déjà au parti communiste. Il veut que je l’épouse.
— Tu sais où est cette benne ?
— Oui, souffla-t-elle. Mais je ne peux pas aller là-bas avec toi. C’est trop dangereux. J’essaierai de t’expliquer.
Malko leva les yeux et vit soudain Mona, l’hôtesse de l’air, moulée dans une robe de jersey rouge, accrochée au bras d’un grand jeune homme au nez d’aigle qu’elle lâcha pour se ruer sur Malko.
— Malko ! Jocelyn m’a dit que vous aviez quitté Beyrouth … La garce !
Malko l’embrassa et elle s’enroula autour de lui, disant à voix basse :
— Je vous appelle. Ou vous passez me voir.
Il se retourna vers Neyla et ils continuèrent leur repas en silence, car ils étaient maintenant encadrés de voisins qui entendaient toute leur conversation. Ensuite il demanda un taxi qui les ramena au Commodore. Neyla se déshabilla, l’air ailleurs. Elle s’anima pour prendre Malko dans sa bouche, l’exciter consciencieusement, mais ses gestes semblaient mécaniques. Elle ne se donna même pas la peine de feindre le plaisir. Le volcan était provisoirement éteint … Ensuite, elle alluma une cigarette, étendue nue sur le lit et jeta un regard en coin à Malko.
— Tu pourrais avoir un visa pour l’Amérique ?
Il ne s’attendait pas à sa question. Voilà ce qui la tracassait.
— Pourquoi veux-tu aller là-bas ?
Elle hocha la tête.
— Tu vois, j’ai peur. Ils vont gagner, les fous, les rétrogrades. Mon ami m’a dit que je ne devrais pas boire d’alcool, ni porter des vêtements aussi provocants. La vie deviendra impossible. Jamais, je ne mettrai un tchador … En Amérique, je me débrouillerais.
— Pourquoi ne demandes-tu pas à Robert Carver ?
— Je sais qu’il ne me le donnera pas. Il a besoin de moi ici. Il me pressera comme un citron.
Belle lucidité. Malko en profita.
— Je pourrai t’aider si tu m’aides. Il faut que j’aille à Baalbek.
Elle lui jeta un regard intrigué.
— C’est dangereux ! Il y a beaucoup d’Iraniens. Ils tiennent la ville. Qu’est-ce que tu veux faire là-bas ?
— Rencontrer quelqu’un.
— Ah.
— Alors ?
— Les Syriens ne te laisseront pas passer.
— Si, j’ai une idée.
Il lui raconta l’histoire d’Abu Chaki et des vols de voitures.
— Je te ferai passer pour mon interprète, dit-il. Tu gagneras 10 000 livres et ton visa.
Une lueur incrédule passa dans les beaux yeux noirs.
— C’est vrai ?
— Oui.
Elle posa sa cigarette et se coula contre lui, collant sa bouche épaisse à son cou.
— Je t’aime bien, tu sais. Robert Carver me prend pour un animal. Ce n’est pas de ma faute si je suis pauvre et s’il faut beaucoup d’argent pour vivre à Beyrouth. Mon père ne peut rien me donner. Je suis sûre que je pourrais faire fortune en Amérique.
— Sûrement, fit Malko, mi-figue, mi-raisin.
Elle le griffa.
— Salaud ! Je ne suis pas une pute.