Neyla bâilla et reposa sa tête sur l’épaule de Malko. Elle s’était pratiquement rendormie dans la voiture. Mahmoud conduisait à toute vitesse, en direction de l’est. Le couvre-feu venait d’être levé, mais la circulation était encore nulle. Pas d’obus, non plus. Les jumblattistes dormaient. Il allait faire un temps superbe. Ils longèrent le port, puis, tout de suite, Mahmoud lança l’Oldsmobile à l’assaut du Meta, par des routes étroites et sinueuses, à travers la zone chrétienne. Quelques rares postes phalangistes. Ici, pas de destructions ou presque. Plus on montait, plus la vue de Beyrouth étalée d’est en ouest, magma blanchâtre et disparate, était splendide.
Mahmoud négociait chaque virage comme aux 24 heures du Mans. Les habitations se firent plus rares et on commença à voir des maisons détruites. Puis ils stoppèrent à un barrage, montrèrent leurs papiers à des soldats frigorifiés. Ils repartirent : le paysage n’avait pas changé, mais l’attention de Malko fut attirée par deux nouveautés : ici, il n’y avait presque plus de maisons et elles étaient toutes inhabitées. Ils se trouvaient dans le no man’s land entre les lignes phalangistes et syriennes. Il allait très vite savoir si son amie Rachel se trompait ou non. Encore deux cents mètres et il aperçut des piles de pneus au milieu de la chaussée, un blockhaus sur le côté avec des soldats en tenue de combat striée de rose. Des Syriens. Mahmoud se retourna, avec un sourire un peu crispé :
— Attention, voilà le premier barrage syrien.
Chapitre X
Deux soldats syriens s’avancèrent, Kalachnikov braqué. Mahmoud descendit et ouvrit le coffre de l’Oldsmobile, puis le capot, tandis qu’un des Syriens passait sous le châssis un miroir attaché à un bâton. Toujours la peur des voitures piégées. Ensuite, la palabre commença.
Malko remit son laissez-passer délivré par le PSP allié des Syriens. Plongé dans une profonde perplexité, le soldat le retourna dans tous les sens, compara la photo à Malko, puis finalement le lui rendit. Il apostropha alors Neyla d’un ton méprisant. D’une voix mal assurée, la jeune chiite expliqua l’histoire de la voiture volée à Beyrouth, exhibant même la photo donnée par Robert Carver d’une BMW. Noyé sous le flot de paroles en arabe, le soldat syrien capitula.
— Ça va, commenta Mahmoud, ils ne sont pas trop méchants ce matin. Je leur ai dit qu’on allait seulement à Zahlé, dans la Bekaa. Ils s’en foutent.
La radio de la voiture était branchée sur Radio Liban. Il était six heures pile, le moment des informations. Soudain, alors que Mahmoud s’apprêtait à redémarrer, un des soldats syriens braqua son Kalach sur l’intérieur de la voiture et commença à trépigner sur place, hurlant, le visage crispé de fureur :
— Abu Ammar ! Abu Ammar !
Il fallut quelques secondes à Malko pour réaliser que la speakerine de Radio Liban venait de mentionner Yasser Arafat par son nom de guerre, « Abu Ammar », au cours du bulletin d’informations. Pour les Syriens, Arafat était devenu le traître, l’homme à abattre …La musique fit place aux informations, mais le Syrien continua à menacer le poste de radio, le doigt sur la détente, couvrant d’injures l’invisible chef de l’OLP. Sans le canon de l’arme à deux centimètres de la tête de Malko, la scène aurait été comique.
Mahmoud coupa précipitamment la radio, puis se lança dans une grande tirade à l’intention du soldat, la main sur le cœur. Peu à peu, l’autre se détendit, et finit même par sourire. D’un geste magnanime, il leur montra la route et Mahmoud s’empressa de démarrer. Dès le premier virage, il se retourna vers Malko, hilare :
— Jésus-Christ ! Ce salaud a failli nous faire faire demi-tour !
— Comment l’avez-vous calmé ?
— Je lui ai dit que j’étais sunnite comme lui, que Abu Ammar était un chien …
— Mais je croyais que vous étiez chiite ?
— Je suis ce qu’il faut quand il faut, corrigea dignement le chauffeur. Je lui ai expliqué aussi que les étrangers étaient très généreux et qu’une autre fois, je lui rapporterais un transistor …
— Au prochain barrage, éteignez la radio, conseilla Malko.
Ils montaient à travers le Meta et déjà, on apercevait la neige sur les crêtes. Des files de camions les croisaient sans cesse, venant de la Bekaa. Quelques kilomètres plus loin, nouveaux soldats. Trois Syriens frigorifiés, sur une crête, autour d’un brasero. Ils jetèrent un coup d’œil distrait au laissez-passer. Le premier check-point faisait tout le travail … Et cela continua au rythme monotone d’un barrage tous les cinq kilomètres. La route sinuait dans la rocaille, contournant les pentes désertiques du Meta, les plaques de neige se faisaient plus nombreuses. Un Mig syrien passa au-dessus d’eux dans un hurlement de réacteur. Parvenus au sommet, après Aintoura, ils aperçurent sur l’autre versant, à droite de la route, un immense tapis blanc et floconneux : la mer de nuages qui recouvrait la Bekaa, la vallée la plus riche du Liban.
— Zahlé est là-dessous, expliqua Mahmoud. J’espère qu’ils ne vont pas nous stopper.
Au bout d’une descente abrupte, ils découvrirent Zahlé, encore noyée de brume : la grande ville chrétienne de la Bekaa, enclavée dans la zone musulmane. Des postes syriens ralentissaient la circulation, mais on les laissa passer. Ensuite, la route filait tout droit jusqu’à Baalbek, soixante kilomètres plus loin, le long de la vallée semée des mêmes barrages. À chaque uniforme syrien, le cœur de Malko battait un peu plus vite : ils se trouvaient chez l’ennemi. Si un officier de renseignement syrien apprenait sa présence, il n’était pas près de revoir le château de Liezen. D’habitude, les Syriens commençaient par crever les yeux de leurs prisonniers de marque. Juste pour les mettre dans l’ambiance …
Neyla se réveilla, blottie contre Malko et machinalement, posa une main possessive sur lui. Sournoisement, dans le dos de Mahmoud, elle entreprit de le masser. Malko était cependant trop concentré sur ce qu’il avait à faire pour apprécier à sa juste valeur cette caresse matinale. Neyla renonça, au grand dam de Mahmoud, qui surveillait son manège dans le rétroviseur et regretta visiblement de ne pas voir la suite.
— Regardez ! lança-t-il soudain.
Malko aperçut alors le plus grand cimetière de voitures de son existence. Des milliers et des milliers de carrosseries entassées des deux côtés de la route, comme une muraille.
— D’où viennent-elles ?
— Abu Chaki ! fit Mahmoud. Il vole les voitures, vend les plus belles aux Syriens et désosse les autres pour les pièces détachées. La police de Beyrouth est impuissante ici.
C’était saisissant. Les carcasses rouillées s’entassaient sur des kilomètres et des kilomètres. Le brouillard se levait, révélant un ciel bleu. Neyla se redressa, et bâilla :
— J’ai faim !
— Il faut attendre Baalbek, dit Malko.
La route se séparait en deux. La branche ouest continuait directement sur la Syrie, celle de l’est faisait une boucle pour atteindre Baalbek. Nouveau barrage. Cette fois, le gradé syrien fut un peu plus méfiant. Mahmoud dut expliquer que Malko, journaliste, avait rendez-vous avec un dirigeant chiite d’Amal, à Baalbek. Le Syrien les regarda partir pensivement et Malko le vit décrocher un téléphone … Il n’aimait pas cela du tout : il n’y avait qu’une seule route pour regagner Zahlé. Facile à surveiller.
Des champs verdâtres s’étendaient, à perte de vue, jusqu’aux flancs des montagnes. Mahmoud les désigna avec un large sourire.
— Le pavot ! expliqua-t-il. Le meilleur du pays ! Les paysans sont furieux parce que les Hezbollahis iraniens parcourent la Bekaa en leur disant que Mahomet interdit la drogue … Il y a peu de convertis.